FAUT-IL LE RÉPÉTER ?


«Le français n'aime pas les répétitions.» C'est ce que les profs nous ont seriné jadis et que certains éditeurs aujourd'hui encore nous répètent. Le summum du beau style, selon eux, ce n'est pas de bien balancer les phrases, mais d'écrire toute une page au moins sans jamais utiliser un mot plus d'une fois. Quelle habileté ! s'extasie-t-on. Quelle richesse lexicale !

Qu'on ne se moque pas trop vite, qu'on ne s'indigne pas trop d'une telle manie mutilatoire : cette curieuse gymnastique n'est pas toujours une idiotie. Un Flaubert, par exemple, pratique ce sport en virtuose, pour des raisons tout à fait convaincantes. Proust l'explique admirablement : il s'agit de créer un défilement continu, sans retour, monotone, accablant, comme si le mot répété était une sorte de gêne, d'obstacle au passage fascinant du temps.

Soyons raisonnables. Laissons l'écrivain fuir les répétitions s'il le souhaite, ou les multiplier à sa guise, puis jugeons-le sur le résultat. Et pour édifier les puristes — moins nombreux que naguère il est vrai —, invitons-les à consulter nos classiques et les meilleurs auteurs de notre temps.



Proust, dans la première page de la Recherche, l'une de celles qu'il a le plus travaillées sûrement :


J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance.


Quelques lignes plus loin :


Quelquefois, comme Ève naquit d'Adam, une femme naissait d'une fausse position de ma cuisse.


Ne sortez pas le bic rouge, messieurs, l'auteur l'a sûrement fait exprès. Il évoque son enfance, un temps où les règles du beau langage n'ont pas cours, où l'on se plaît à jouer avec les mots librement, à les répéter par exemple comme on fait rebondir un ballon, comme on suce un bonbon. Cet oubli des règles a quelque chose de frais, de naïf. Sans compter que ce mot agréable qu'on répète, c'est comme le retour bienvenu d'une caresse.

En même temps nous sommes dans l'enfance du livre lui-même, et dans cette première page il est bon que ça démarre doucement, que ça piétine un peu, en attendant d'atteindre la vitesse de croisière. Comme le suggère le second exemple, il y a dans ce début, cette naissance de l'œuvre, en plus du reste, quelque chose de discrètement solennel : tout rituel, religieux ou non, assoit son pouvoir hypnotique sur la répétition.



— et il pénétra dans un monde où, pour lui, les chemins ne menaient nulle part. Il se sentait totalement isolé, abandonné complètement dans le monde.


Désolé, pas noté l'auteur. Est-elle délibérée, cette répétition si voyante, maladroite en apparence ? Quoi qu'il en soit elle est parlante, bien placée, au début et tout à la fin, montrant ainsi que le personnage égaré se retrouve à son point de départ, qu'il tourne en rond. Avec tout de même une progression dans l'accablement : on est d'abord perdu dans un monde seulement, puis dans le monde entier.



...et il se demandait s'il n'allait pas lui raconter ce qui s'était passé là-bas, ce qui lui était arrivé, il y avait plusieurs années. Il avait pensé, une fois : «Je veux tout lui dire», — il avait même cherché des mots pour commencer, et puis il avait renoncé.


Henri Thomas aurait pu si facilement éviter trois «avait» sur quatre ! il a choisi, en alourdissant sa phrase, de nous faire sentir combien ce passé est pesant, collant, poisseux, changeant du même coup la lourdeur du plus-que-parfait, ce handicap terrible, en vertu.



Et puis, entre soi, entre gens du même monde, du même acabit, entre vieux jouisseurs, entre vieux noceurs, on se laisse aller aux confidences, on se délivre... lèvres mouillées de vieux gourmets... Oui, je la connais...»


Un réseau de répétitions vertigineux («entre», «du même», «on», «vieux» surtout), renforcé par des allitérations (livre/lèvre) et des assonances (jouisseurs/noceurs, gourmets/connais), l'une d'elles placée à la fin, autrement dit la place d'honneur.

Les lecteurs de Nathalie Sarraute l'auront reconnue à son ressassement coutumier. Il suggère ici, naturellement, la connivence molle et radoteuse des personnages, leur sénilité, mais il fait plus encore. Cette façon d'approcher le but par petites touches, à petits coups précautionneux mais obstinés donne à la phrase une vie intense : elle en fait un geste, une série de gestes, et en même temps elle en fait une voix. (Car oui, au fond, la répétition est du côté de l'oral, ce grand spontané, cet émotif qui se contrôle mal ; la chasse aux répétitions, c'est le langage qui se surveille, met sa cravate, chasse les impuretés, c'est la prise de pouvoir d'une espèce supérieure : l'Écrit.)

Le passage ci-dessus est tiré de Vous les entendez ? Eh bien oui, justement : Sarraute, on l'entend, formidablement.



Le souffle passait sur Vassilissa Marachvili, il apaisait un peu Vassilissa Marachvili, il caressait Vassilissa Marachvili, il l'aidait à respirer.


Et là, qui est-ce ? Oui, Volodine, bien sûr !

Il adore inventer des noms. Celui-là il l'aime particulièrement, ça s'entend, il s'en gargarise, écoute ça, lecteur, écoute-moi ça ! Il se le psalmodie comme une formule magique, un talisman. Et pendant ce temps le souffle passe et repasse, comme une caresse là aussi, un massage verbal. Puis la phase répétitive s'arrête, mission accomplie, pour laisser après tous ces [è] la place au [é] final, jamais entendu auparavant, et après un passage plutôt étouffant cette touche de lumière ultime est comme un grand bol d'air soudain, comme l'éclosion d'une fleur.



...dans la banlieue. Je n'y habitais pas. J'habitais beaucoup plus loin...


Pourquoi Henri Bosco s'offre-t-il une répétition aussi voyante ? On a beau chercher, on donne pour une fois sa langue au chat. Si l'on cite ce passage, c'est seulement pour montrer que cet écrivain du siècle dernier, dont la langue est l'une des plus classiques et châtiées de son époque, se fiche des règles du «bon français», lui.



Le traducteur dans tout ça ? S'il traduit en français, il se retrouve, face à la majorité des langues j'imagine, devant des répétitions nombreuses, plus nombreuses que dans la sienne. À lui de voir celles qui jouent un rôle expressif — qu'il doit garder — et celles, en principe insignifiantes, qui tiennent aux habitudes d'une langue. Faut-il les éliminer ? En conserver quelques-unes pour faire entendre un peu l'autre langue ? On en débattra éternellement, et d'abord, cela dépend des textes, mais il faudrait tout un livre pour faire le tour de la question. En attendant, une chose est sûre : le bon traducteur, ce caméléon, doit savoir tout faire, être prêt pour tous les plaisirs : la volupté d'éviter les répétitions avec la grâce d'une ballerine, et l'ivresse de s'y livrer avec la force d'un danseur primitif — ou contemporain.



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