LES ENFANTS GRANDISSENT


Ce mois-ci, donc, volkovitch.com fête ses dix-huit ans. Mon Verbier, lui, vient de souffler vingt-et-une bougies. Ils ont le même air étonné, les deux jeunes adultes : Dis-nous, papa, pourquoi avons-nous si peu de cousins ?

Je m'étonne autant que vous, mes enfants.

En rédigeant mon herbier verbal, à la fin du siècle dernier, je me demandais déjà pourquoi j'étais seul à le faire. J'imaginais, à l'époque, chaque écrivain notant dans des carnets les trouvailles de ses maîtres, les accompagnant de commentaires, certains d'entre eux allant même jusqu'à faire de leurs notes un livre à la gloire des mots et du métier d'écrire. Eh bien non. Gracq seul, apparemment, avait parcouru des chemins tout proches avec En lisant, en écrivant, cet olympe, cet eldorado. Et si plusieurs collègues écrivains, et non des moindres, m'ont dit leur intérêt pour la démarche du Verbier, la parution d'icelui n'a pas fait d'émules. Je n'avais pourtant pas épuisé le sujet, que diable.

Sans doute, pour écrire le Verbier, fallait-il des conditions un peu spéciales : une immersion et en même temps un recul. Être écrivain et ne pas l'être. Avoir été d'abord, et rester en premier lieu traducteur. Le traducteur et le prof sont tous deux à priori plus enclins à l'analyse, plus soucieux de comprendre comment ça marche. Le Verbier, après tout, s'est constitué autour de notes prises pour éclairer les apprentis traducteurs que j'accompagnais alors.

Autre chose m'étonne : le succès public du Verbier. Plus de huit mille exemplaires, pour un ouvrage aussi technique, ce n'est pas normal. Rien sur France-Culture, deux émissions sur France-Inter ! Pas un mot des profs de français à mon lycée, mais plusieurs élèves me lisant et, semble-t-il, aimant ça ! Qui l'eût cru.

Le Verbier, pour moi, ce n'est pas seulement le volume publié en 2000 par Nadeau, mais la suite du voyage, qui dure encore. Les chroniques dans la Quinzaine pendant six ans, une par mois ; leur publication en 2007 chez Nadeau toujours, sous le titre Coups de langue ; le prolongement sur volkovitch.com, tous les mois pendant longtemps, puis en alternance avec le Carnet du traducteur, ce dernier plus fréquent désormais.

Oui, la matière est inépuisable, mais je peine à trouver de nouveaux sujets. Ce que je continue de récolter dans mes lectures, et d'archiver dans mes fichiers, se réduit pour l'essentiel à une série d'exemples, d'ajouts possibles à des thèmes déjà traités.

Compléter le Verbier ? Il le faut, naturellement. C'est là un projet presque aussi vieux que le livre lui-même. J'ai accumulé en vingt ans de quoi remplir un volume de 800 pages au moins. Mais quel éditeur se chargerait du fardeau ? Le succès du Verbier a été sûrement favorisé par sa taille : substantiel, pas trop long non plus — certains m'assurent l'avoir lu d'un bout à l'autre, comme un roman ! Coups de langue, lui, s'est mal vendu, quoique bref et dense (3000 signes à chaque fois, soit une page d'ordinateur), comme si après le moment de folie on retournait à la normale.

La place du nouveau Verbier, ce serait plutôt Internet, où je le mettrais régulièrement à jour et le verrais grandir peu à peu. François Bon, à l'époque, m'aurait volontiers accueilli sur publie.net. L'ennui, c'est qu'il fallait d'abord tout refondre — un boulot énorme et complexe. D'où nécessité d'interrompre les traductions et le Miel des anges, peut-être aussi volkovitch.com. Comment les arrêter, ces machines lancées à bonne allure ? J'ai donc reporté l'échéance d'année en année, avant de me fixer sagement un délai lointain. J'espère m'y mettre dans mes très vieux jours, quand j'aurai perdu trop de neurones pour écrire du neuf et en conserverai assez pour bricoler sur du vieux. Après quatre-vingts ans ?

Pour l'instant, j'aimerais trouver le temps de publier, hors commerce, les textes écrits naguère lors de nos séances au Master 2 de traduction littéraire de Paris 7. Il en est de savoureux. On les inclurait plus tard en annexe dans un autre projet pour octogénaire : un recueil d'exercices d'écriture, ceux que je pratique depuis trente ans. J'ai là pas mal de choses à dire qui me tiennent à cœur. Toutes mes recettes et ficelles transmises à mes successeurs. Mais il faut d'abord que je cesse d'enseigner, faute de quoi mes apprentis me liront au lieu de venir aux séances.

Pas trop envie de rassembler mes écrits sur la traduction (Babel & blabla qui somnole en ligne sur publie.net et les pages de Carnet du traducteur sur le site) : les publications traductologiques prolifèrent de façon insensée, je m'en veux d'aggraver l'épidémie. Mais je viens de démarrer tout de même, en compagnie d'Hélène Zervas, un petit chantier voisin : un guide pour traducteurs du grec. Pendant les mois qui viennent, le texte va s'étoffer, enrichi par nos travaux respectifs, et toucher peut-être, un jour, sur volkovitch.com, une petite poignée de lecteurs.

Oui, je sais, je viens de glisser subrepticement de la rubrique écrire à la rubrique traduire, et alors ? N'est-on pas là, décidément, dans deux chambres contiguës de la même maison ?



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