Holà ! Pour aborder les questions de genre, en ce moment, il faut de l'audace — ou de l'inconscience. Il y a des coups à prendre. La solution raisonnable ne serait-elle pas de supprimer carrément une fois pour toutes cette distinction grammaticale entre les deux genres ? Tant de problèmes et de disputes s'effaceraient magiquement ! La langue serait tellement plus simple ! Je suis tout surpris d'y penser le premier. Orwell, pour sa novlangue, n'y avait pas réfléchi. — Mais suis-je le premier ? L'idée, ces temps-ci, doit germer ici ou là. L'espèce humaine ne manque pas d'esprits pour qui cette division de l'humanité en deux sexes est secondaire, désuète et pernicieuse. Masculin, féminin, ce n'est pas tendance.
Ma copine (ou ma copain ?) elle est beau.
On doit pouvoir s'habituer. Mon et ma, il et elle, on verra plus tard.
À la réflexion, cette réforme sans doute nécessaire me chagrine un peu. Je demanderai aux réformateurs, le moment venu, de m'autoriser à conserver les distinctions anciennes, dans mes écrits personnels au moins. Je suis trop attaché, par exemple, aux fines différences entre les formes masculine et féminine de certains adjectifs — différence de couleur sonore, apparemment infime, mais pour bâtir une atmosphère chaque détail compte. La traduction m'a rendu sensible à ces impondérables. En traduisant, souvent, je choisis un nom d'un certain genre en fonction de l'adjectif que je dois lui accoler.
Un personnage exquis ou une personne exquise ? EXQUIS, mot très réussi, souriant, avec au milieu son vigoureux nœud de consonnes, [ksk] — on imagine la dent qui crève la peau d'un fruit —, débouchant sur une finale claire. EXQUIS est fait pour qu'on l'exclame ! Mais avec EXQUISE, la lumière est tamisée par le léger bourdonnement du [z] et par la douceur de l'e muet final.
Le MARQUIS est un personnage un peu pète-sec, sans grand rayonnement, tandis que la MARQUISE, derrière son dos, s'allonge, tendre et voluptueuse. La marquise est exquise...
J'ai parlé d'e muet, mais je n'aime pas trop ce terme. On ne prononce pas l'e ? Si, tout de même, certains locuteurs au moins, de façon infime, mais on le pense, et à la lecture on le voit. Le ciel est BLEU, bien net, alors que la mer est BLEUE et on la sent moins monochrome, la finale ajoutant on ne sait quelle nuance, quelle brume légère.
LÉGER et LÉGÈRE, parlons-en ! Le premier, pas terrible, un peu plat avec le piétinement de sa voyelle redoublée, tandis que sa version féminine est plus variée, plus souple (les deux accents accompagnent le mouvement, élan puis retombée), et l'e final laisse planer le mot un instant, comme en apesanteur.
Dans certains cas, au contraire, l'e final peut-être ressenti comme un poids : un raisonnement SUBTIL l'est pour moi davantage qu'une pensée SUBTILE, puisque rien n'alourdit sa finale d'une belle finesse (voyelle aiguë, consonne discrète, la langue montant à l'avant du palais).
Il y a là une sonorité volatile, allais-je écrire, mais non : il me faut un nom masculin. VOLATILE s'envole, certes, il est parfait pour les oiseaux, mais VOLATIL, qui fait mieux encore, qui perd toute matière et s'évanouit, convient pour ce que la chimie a de plus subtil.
De même, une plaie à VIF, avec sa finale coupante, frottante, fait plus mal qu'une VIVE douleur, où le velouté du [v] et l'e final font office de pansement. Le NAÏF me semble étourdi de façon plus éclatante que la NAÏVE. L'INCONNU, cet individu, m'inquiète un peu, mais l'INCONNUE me rassure, l'e final voilant ce [u] final un rien incongru. Et à propos, quoi de plus brutalement nu que NU ? Une femme NUE ne l'est plus tout à fait, étant vêtue d'une espèce de flou artistique.
L'e final, qui le plus souvent allège, et parfois pèse, est également très utile pour allonger. LENTE n'est-il pas plus lent que LENT ?
L'a-t-on suffisamment remarqué ? Pour fabriquer du féminin, il faut ajouter quelque chose au masculin : ce fameux e final, petite merveille, bijou discret. Si je dis qu'il couronne le mot d'une douceur éminemment féminine, me taxera-t-on violemment de cliché sexiste périmé ? Restez douces avec moi, mesdames.
Mais il n'y a pas que l'e muet. Le changement de genre peut aussi entraîner un changement de sonorité important. De [-eur] à [-euse], par exemple, on passe d'un son vocalique terne suivi d'un grasseyement d'arrière-gorge à un son plus chaleureux amplifié par une douce vibration, et c'est pourquoi je préfère la savoureuse BLAGUEUSE au BLAGUEUR un peu frimeur et vulgaire.
Et puisqu'on en parle, le suffixe -eure ne me fait pas peure. Je qualifie sans enthousiasme excessif, mais sans état d'âme, mes anciennes collègues de PROFESSEURES et je me suis bien entendu au lycée de Chèvres avec ma PROVISEURE. Qu'on me propose une meilleure solution. J'admets cependant qu'il y a des limites, et j'ai du mal à suivre ce journal régional qui évoque les SANS-PAPIÈRES...
AUTEURE ou AUTRICE ? Pour ma part je penche pour le premier, minoritaire en cela semble-t-il, mais je n'empêche personne d'utiliser le second et souhaite vivement qu'on puisse utiliser les deux sans se faire corriger par les pions ou les pionnes. Ceux qui veulent à tout prix qu'il n'y ait jamais qu'une bonne solution, qu'une bonne réponse autorisée, me font peur plus encore que pitié. Quelqu'un a dit jadis : «La vérité est une, seule l'erreur est multiple». C'était qui, ce crétin ? (Cette crétine ?)
On y viendra... |