L'Été plus vaste que l'Empire
suspend aux tables de l'espace
plusieurs étages de climats.
(C'est moi qui ai découpé en trois segments cette phrase écrite en prose, pour souligner le rythme et du même coup faire voir l'étagement — au cas où l'entendre ne suffirait pas.)
Saint-John Perse. Le passage sans doute le plus célèbre de son œuvre. Justement célèbre : on ne comprend pas trop ce que ça veut dire, mais quelle splendeur sonore !
Le rythme d'abord, d'une régularité tranquille. Trois fois huit syllabes — à condition de prononcer l'e muet d'«étages», évidemment, faute de quoi le soufflé s'effondre.
Cet empilement puissant est renforcé par la scansion des assonances (les cinq [a] placés à des points stratégiques, soit à la rime, soit en position 4, à la mi-vers) et par le jeu insistant des allitérations (cinq [p], quatre [t]). C'est imposant, grandiose. Quand j'ai découvert ce passage, à l'adolescence, je ne connaissais pas encore l'impressionnante analyse des «Chats» de Baudelaire par Lévi-Strauss et Jakobson et celle du «Demain dès l'aube...» de Hugo par un professeur, un certain Michaud je crois, mais où l'ai-je donc lue jadis ?
Ces analyses pointues, phonème par phonème, m'ont ouvert les yeux, que la pratique intensive de la traduction a ensuite écarquillés. Aujourd'hui la magie sonore d'un texte me livre plus rapidement et plus profondément ses secrets. Ce passage du Grand Poète devrait me charmer davantage que jadis. Eh bien non. Ce personnage imbu de lui-même ne m'est guère sympathique, ce qui n'est certes pas une bonne raison, à première vue ; à cela près que la raideur hautaine de son caractère imprègne sa poésie, certes somptueuse, mais d'une magnificence trop compacte pour mon goût, engoncée lourdement dans des rythmes pairs systématiques et une armure clinquante d'allitérations et d'assonances. En un mot, c'est un peu too much. L'impérial été, désormais, a pour moi quelque chose d'écrasant, les écrivains à la main légère s'impriment bien mieux en moi, et plus je lis Saint-John Perse, plus j'aime Jaccottet.
Des gamelles
des bidons
des gamell' des quarts et des bidons
des gamell' plein l'cul
des gamell' plein l'con
des gamell' des quarts et des bidons
plein l'cul
plein l'con
des quarts et des bidons
Souvenir de l'armée — lointain lui aussi. Passons sur les invraisemblances anatomiques de ces paroles pleines de vigueur, dont je ne peux féliciter l'auteur hélas anonyme. Calquées sur le rythme d'une batterie de tambour bien connue, elles la reproduisent de façon si parfaite qu'on croirait entendre le ranplanplan martial, joyeusement crétin des débiles défilés de soldats. Du grand art, dans son genre.
Quel rapport avec Saint-John Perse ? demandera-t-on. C'est pourtant clair. Dans les deux cas, le procédé de la répétition sonore est poussé à l'extrême, devenant ostentatoire. À cela près, certes, que dans le deuxième cas l'excès est délibéré, avec une sympathique auto-dérision totalement absente, semble-t-il, du premier.
J'avoue un zeste de provocation dans le rapprochement de deux œuvres indéniablement différentes, mais la rigolade, le volkonaute avisé le sait à force, est souvent un voile pudique atténuant ce que certaines vérités peuvent avoir de pesamment solennel. Ces deux exemples extrêmes nous le disent : la répétition des rythmes et des sons est ce qu'il y a de plus profond, de plus magique dans un texte. Les délicates allitérations de nos poètes sont les arrière-petites-filles du tam-tam primitif, qui survit en elles éternellement. Ils nous rappellent aussi, ces exemples, que la répétition est affaire de dosage, qu'il n'en faut ni trop peu, ni trop — ou si trop, que ce soit exprès.