Baudelaire, donc. À chaque relecture des Fleurs du Mal, nouveaux trésors. Dès l'avant-propos, «Au lecteur» :
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !
Pourquoi tellement célèbre, ce vers ? À cause de l'idée bien sûr ; mais elle nous fascinerait moins si le poète ne l'avait pas mise en musique avec une habileté prodigieuse.
D'abord le chiffre trois — la solennité de l'apostrophe, triple appel scandé par autant de tirets. On dirait les trois coups au théâtre. (Le recueil proprement dit commence juste après.)
Le chiffre deux surtout. Pour faire sentir la gémellité des deux personnages, poète et lecteur, Baudelaire installe dans son vers un redoublement de sonorités obsessionnel, présent dans chacun des trois segments, : [k, r, t] puis [k, t, r] d'abord, puis [bl] deux fois, puis double [r] — plus «mon» répété. On ne peut pas être plus dense et insistant.
Même disposition en miroir plus loin, dans un autre vers archiconnu :
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme...
Avant tout, naturellement, il y a «mer» et «miroir», frères en sonorités ; l'effet est renforcé par les deux «ton» — et même les quatre [t]. La forme du poème va dans le même sens, avec ses deux hémistiches égaux, unis autant que séparés par le point-virgule, avec la rime couronnant le tout.
À noter que dans le vers suivant,
Dans le déroulement infini de sa lame,
la musique module opportunément : le [t], dur comme la surface du miroir, fait place au [d] plus rond et fluide, comme si, en regardant la mer, l'homme découvrait sous une surface lisse une partie de lui différente, moins sèche, plus profonde.
Autre festin musical dans le fameux «Albatros» :
Le Poëte est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Ici, c'est le contraire : il ne s'agit plus de faire entendre la ressemblance, mais la différence. Le poète et le lecteur, puis l'homme et la mer sont semblables ; l'albatros, lui, est double, tantôt oiseau imposant, tantôt bête humiliée. Ces deux visages sont incarnés par deux sons dominants. [an], son fort, vibrant, conquérant, qu'on entend cinq fois («semblable» ; «hante» et «tempête» ; «géant» et «empêchent»), occupe le début des vers, avant que ceux-ci, accompagnant la chute de l'oiseau, ne s'achèvent sur la débâcle du [é], son clair en principe, mais que sa fréquence en français rend banal et terne, et dont l'insistant retour nous laisse accablés. La règle voulant que les rimes aient des sonorités contrastées se voit enfreinte ici de façon géniale.
On pourrait enchaîner sans fin les exemples. D'autres l'ont fait, Jakobson et Lévi-Strauss notamment dans leur analyse phonologique du sonnet «Les chats», chef-d'œuvre du genre, qui me laissa jadis ébloui.
Et que dire des rythmes !
L'alexandrin règne ici, presque toujours, mais pourquoi le décasyllabe dans «La mort des amants» — non pas le 4+6 traditionnel, mais un 5+5 insolite ?
Réponses possibles :
Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères...
Le 5+5 est plus court, donc plus léger que le pompeux alexandrin. Son mélange d'impair et de pair (5X2) lui donne une démarche un peu hésitante et planante.
Plus loin :
Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Encore le miroir et la gémellité. Il fallait deux hémistiches égaux pour la souligner.
Et dans «Une charogne», pourquoi l'alternance entre 12 et 8 syllabes ?
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux...
Deux mondes s'opposent : d'un côté, vie, beauté, bonheur ; de l'autre, les horreurs de la mort. L'un d'abord, l'autre ensuite. La vie s'étale nonchalamment sur l'alexandrin ; le vers suivant, plus court et sec, brise la cadence, rompt le charme et va revenir inlassablement, tout au long de ce long poème, comme un glas.
Écrasé par tant de perfection, on se surprend à chercher des moments moins réussis pour se sentir moins nul. Tiens, ce décasyllabe un peu foireux, dans le sonnet «Les ténèbres», où les autres vers suivent tous la coupe normale, 4+6 :
Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur...
Un 5+5 si l'on veut, mais sans césure forte. Un corps étranger qui vient soudain casser l'harmonie, en même temps que les efforts du peintre sont brisés par Dieu. Ce vers ? Une méchante blague.
Ratage, ou subtile réussite ?
On peut trouver malencontreux le [sésé] dans
Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés.
On peut faire la fine bouche devant un hiatus comme
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
(même si, à mon avis, il est le bienvenu dans ce moment d'égarement).
On peut aussi trouver exorbitantes certaines diérèses, telles que
Où mon ventre a conçu mon expi-ati-on !
Oui, mais ces trois exemples viennent tous du même endroit, des quatre premières strophes de «Bénédiction», l'un des passages les plus violents de l'œuvre, ou la mère du poète maudit son fils. N'y aurait-il pas là une sorte de violence versificatoire, exprimant une exaspération, une colère qui ferait bégayer, siffler les mots, sortit les yeux de la tête ?