SOUS LES ARBRES


— Voilà comment cela a commencé. Le 18 mai, vers onze heures, deux inconnus attirèrent mon attention sous les arbres.

— Pourquoi tu me lis ça, Michel ?

— Ces deux phrases me préoccupent, Volkovitch. J'aimerais ton avis.

— Elles me rappellent quelque chose.

— C'est le tout début — tu dirais l'incipit — d'un roman de René Boylesve, que j'ai trouvé dans ce bouquin signé Criticus sur Le style des écrivains.

— Oui, ça me revient. Nous avons pratiquement les mêmes lectures, tu sais. Donc tu veux savoir ce que j'en pense ? D'abord, il faudrait virer la première phrase, qui ne sert à rien. Quant à ce qui suit, comme c'est mollasson ! Ce Boylesve semble ignorer la règle que tout écrivain et tout traducteur devraient connaître : le meilleur à la fin ! Pour animer cette phrase, lui donner un petit suspense, il faudrait dire d'abord que l'attention fut attirée, et après seulement par qui. On mettrait donc le mot important, «inconnus», en bout de phrase, où il serait mieux mis en valeur, où le bon lecteur ferait une courte pause pour qu'il résonne. Quelque chose comme :

Le 18 mai, vers onze heures, sous les arbres, mon attention fut attirée par deux inconnus.

— J'entends d'ici les protestations. Certains vont se plaindre que la phrase n'est pas claire : on ne sait pas qui est sous les arbres : les inconnus ou le narrateur ? Ou les deux ?

— Il te gêne, toi, ce léger flou ?

— Pas vraiment.

— Moi non plus. Il n'a guère d'importance. Mais qu'à cela ne tienne. Prenons soin de nos lecteurs pinailleurs, si nous pouvons le faire sans rien abîmer. Je propose :

Le 18 mai, vers onze heures, mon attention fut attirée sous les arbres par deux inconnus.

Cette fois il est évident que les inconnus sont sous les arbres, et l'on est presque sûr que le narrateur, lui, n'y est pas, puisque son attention se déplace vers les arbres, suis-je clair ? Mais tant que nous y sommes, j'aimerais alléger la phrase. «Attirer l'attention», c'est froid, guindé, ça irait mieux dans un rapport de police. J'écrirais donc plutôt :

Le 18 mai, vers onze heures, j'aperçus sous les arbres deux inconnus.

Ton avis ?

— La phrase est devenue plus vivante, aucun doute. Tu appliques d'excellents principes. Bravo, Volkovitch. Pourtant...

— Allons bon. Nous avons failli être d'accord.

— Attends. Elle me convient, ta phrase. Elle devrait plaire à ceux qui aiment les écritures économes, nerveuses. Elle aurait sa place idéale chez un Dashiell Hammett, par exemple. Ou dans nos écritures à nous deux. Mais là, tu vois, qu'un pro comme Boylesve ignore ce B, A, BA de l'écriture, alors que de son vivant certains voyaient en lui «le premier styliste de son époque», cela me paraît tout de même un peu bizarre...

— Cette loi du meilleur pour la fin, tu sais aussi bien que moi que certains bons auteurs l'ignorent, ou du moins l'oublient par moments. Pour ne rien dire des traducteurs...

— C'est vrai, et moi je n'oublie pas les pages que j'ai écrites — ou toi, ou nous deux, je ne sais plus — sur les passionnantes exceptions à cette règle. Dans le cas présent...

— Ne me dis pas que tu vas chanter les louanges de ce Boylesve !

— Ce pauvre Boylesve, totalement oublié... Cela m'amuserait, note bien. Par gentillesse, ou plutôt par goût du défi, du paradoxe imbécile. Mais non, j'ai juste envie de comprendre. J'essaie de me mettre à la place de ce type. De justifier la première phrase par exemple : sa fonction serait d'annoncer qu'ici quelqu'un s'adresse à quelqu'un — ce qui change tout de même la perspective. Et aussi, peut-être, de suggérer que celui qui parle hésite avant de se lancer. L'équivalent d'un raclement de gorge... On saura pourquoi plus tard, peut-être. Quant à «sous les arbres» mis en lumière ainsi...

— Cela suggère que pour l'auteur l'important n'est pas ces deux bonshommes, mais les arbres. C'est ça que tu vas me dire ?

— Eh oui... Le jardin où se trouvent ces arbres est le héros de l'histoire apparemment, si l'on en croit le titre du livre : Souvenirs du jardin détruit.

— Nous voilà bien avancés. Maladroit ou pas, ce Boylesve, on ne sait plus. Bravo, Michel. Mais enfin, ces infimes détails, quelle importance ? Tu ne crois pas que tout le monde s'en fout ? Que décidément nous avons du temps à perdre ?

— Du temps à perdre, Volkovitch ? Quand on discute ensemble ?



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