VIRGULES, OU PAS ?


Il s'est arrêté un instant, et sans me laisser le temps de répondre il a poursuivi :


Le correcteur consciencieux ajouterait, après «répondre», la virgule règlementaire : après une subordonnée, clac, on marque un arrêt, que tout soit bien balisé, bien clair.

Surtout pas, malheureux ! Cette virgule grammaticalement correcte serait un contresens expressif. La phrase doit accompagner le mouvement. Le personnage redémarre, il fonce, ne le coupons pas dans son élan !


La virgule, décidément, m'inspire des sentiments mêlés. J'apprécie les multiples services qu'elle rend, sa précision, sa subtilité, et en même temps, souvent, elle me gêne, elle est de trop. Tantôt légère, tantôt lourde. Me relisant, j'en ajoute quelquefois, et plus souvent j'en supprime.


On les avait entassés là, comme on avait pu, dans de méchantes baraques en planches, dressées à la diable dans une plaine.

Louis Guilloux, L'indésirable. Première phrase du livre. Trois virgules, la première facultative, la deuxième nécessaire, la troisième vaguement insolite.

Essayons sans elles :

On les avait entassés là comme on avait pu, dans de méchantes baraques en planches dressées à la diable dans une plaine.

Voilà qui est plus classique, plus ample. Ça respire mieux. Je vois mieux l'étendue de la plaine. Oui, mais l'auteur a sûrement choisi exprès ce rythme piétinant, pesant, ce souffle court. L'important n'est pas la plaine et sa vaste étendue, mais ces baraques posées sans ordre, isolées les unes des autres comme les quatre tronçons de la phrase, et l'accablement que cette vision suscite.


Le jeune Guilloux est-il à ce point maître de ses virgules, ou les aime-t-il au point d'en saupoudrer la moindre phrase, de façon machinale et pas toujours efficace ?

Ils se massaient sur la route, et demeuraient là des heures.

Sans sa virgule, la phrase donnerait mieux l'idée d'un temps étiré, d'une continuité.


...la trop douce influence du ciel toujours gris, toujours mou, de la petite pluie têtue, qui sans cesse noyait le pays, lui-même mettait une sourdine à ses colères...

Là aussi, la virgule après «têtue» n'est pas habituelle, mais on peut la défendre : elle souligne l'atmosphère en se joignant à cette petite pluie de virgules obstinée mimant celle qui tombe dans le texte.


D'autres, à sa place, n'eussent pas manqué de tracasser les innocents dont il avait la garde, en les harcelant d'interrogatoires, en supprimant leur courrier, en les réduisant à la portion congrue, en les obligeant à des corvées, pour telle faute imaginaire ou réelle, comme il était en son pouvoir de le faire. Mais au contraire son devoir n'était-il pas de soulager l'infortune de ces malheureux ?

Tiens ! Une phrase, la dernière, sous-ponctuée soudain. On se demande pourquoi. On aimerait une virgule après «contraire», on pourrait même en ajouter une après «mais», cela mettrait l'idée en valeur. Il faut regarder la phrase d'avant pour comprendre la manœuvre : la ponctuation est chargée ici de souligner l'opposition sémantique entre les deux phrases : la première surponctuée, virgulée à fond, lourde, insistante, celle d'après sous-ponctuée, filant d'un trait droit au but. Façon de dire : il n'hésitait pas une seconde.


Effet similaire chez Jean Hatzfeld :

À la nuit tombante les gamins quittent les rizières. Après un bol de riz, ils grimpent sur leurs hamacs, accrochés en espaliers, à cause des scorpions et des serpents.

Une virgule en moins dans la première phrase (après «tombante»), une en plus dans la seconde (après «hamacs»). Sans cette suppression et cet ajout, la seconde phrase serait un calque rythmique de la première, ce qui produirait un effet d'écho, une impression de piétinement monotone, alors que nous avons ici deux lieux et deux actions différents : le chemin du retour, et la maison, la marche et le repos — ce qui amène l'auteur à changer lui aussi de vitesse : la première phrase ne traîne pas, la seconde se balance mollement comme un hamac.


Baudelaire
Baudelaire


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