MON AMI LE POINT-VIRGULE


J'aimais ses seins doux et confortables sur lesquels je posais ma joue ; ses beaux bras ronds ; l'odeur de ses cheveux, de sa peau où je retrouvais en vrac son parfum, celui de maman, la lavande de sa savonnette et cette odeur de transpiration qui lui était propre et qui m'évoquait des images de grandes prairies au soleil et de meules de foin.

J'aime cette phrase d'Anne Wiazemsky, pour son calme et sa plénitude. Elle pourrait servir à un éloge du «et», ce terne personnage que d'habitude je n'aime pas trop, mais dont la triple apparition ici donne à l'ensemble une belle ampleur, une longueur tranquille évocatrice de «grandes prairies» et de soirs d'été qui n'en finissent pas. Mais la phrase en question peut aussi bien s'inscrire, comme ici, dans un nouvel hommage à mon ami le point-virgule.

Le voici en début de phrase, deux fois, pour prolonger juste un peu, délicieusement, le contact entre la tête et les seins puis les bras ronds, donnant à ce moment sa rondeur et juste le poids léger qu'il faut ; c'est lui aussi qui en permettant un changement de tempo — trois parties dans la phrase : les points-virgules moderato ; les virgules accelerando ; un lento non ponctué pour finir — fait échapper la phrase à la monotonie et la lourdeur, cette lourdeur qu'avec élégance elle frôle sans y tomber.


Toujours chez Wiazemsky, dans le même livre, Hymnes à l'amour :

Les crocus me semblaient plus variés et plus vigoureux qu'à Vémars : jaunes, blancs, mauves et violets ; énormes.

Celui-là, plus inattendu et par conséquent plus efficace encore, a le même effet : ralentir, donc attirer l'attention, mettre en valeur ce qui suit. Cette espèce de loupe accroît encore l'énormité de ces fleurs.


Leurs yeux se rencontrèrent. Elle souriait ; sans savoir pourquoi, il rougit. Flaubert, Bouvard et Pécuchet.

Que les contempteurs du point-virgule essaient de dégommer celui-ci :

Elle souriait. Sans savoir pourquoi, il rougit.

Deux actions successives, récit plat, sec. La magie s'est envolée.


Elle souriait, sans savoir pourquoi, il rougit.

On croit que c'est elle qui ne sait pourquoi.

Mais dès qu'on remet le point-virgule, on comprend et les deux actions s'enchaînent à nouveau — avec juste une hésitation, un suspens timide, qu'annonce et renforce habilement l'imparfait qui fait durer le sourire. Comme quoi il suffit d'un petit signe pour éclairer une phrase et nous chavirer le cœur.


Le point-virgule n'est certes pas à sa place partout. Il a un côté petit-doigt en l'air qui me fait l'éviter dans certains de mes textes. Mais dès qu'il faut être plus précis, ou plus délicat, ou plus solennel, il accourt ; il sait qu'on a besoin de lui. Et sa relative rareté le rend plus précieux encore.


Attention cependant : manié sans discernement, sa légèreté peut verser dans la lourdeur :


La seconde manche, c'est nous qui l'avons perdue : confondre n'est rien ; il fallait convaincre, pousser notre avantage, couper la retraite aux ennemis. Notre victoire nous fit peur : nous les aimions bien dans le fond, ces injustes soldats de la Justice ; quelqu'un dit : etc.


Beauvoir et Sartre en font un usage immodéré, en alternance avec les deux-points. (On notera que les deux phrases de Sartre ci-dessus suivent pataudement le même schéma : deux-points, puis point-virgule.) Souci de baliser savamment une pensée subtile ? On a plutôt l'impression, par moments, d'un recours vaguement frimeur à un marqueur d'intelligence, à un signe extérieur de richesse intellectuelle...



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