Dans mon Verbier, il y a vingt ans, puis dans le recueil des Coups de langue, j'ai consacré plusieurs pages à ces êtres fascinants : les néologismes.
Depuis, la collection ne cesse de s'enrichir. Ça s'accumoncèle dans plusieurs fichiers, ça déborde, il faudrait des journées entières pour classer tout ça — et des mois entiers pour mettre à jour le Verbier, qui du coup serait trois ou quatre fois plus gros. Trouverai-je le temps un jour ?
Parmi mes meilleurs fournisseurs, l'intarissable Alphonse Allais : ivremortisme, funèbrerie, faroucherie, ambigulativité, pas-de-bilisme, désastrifère, catastrophore, crapuliforme...
Qu'un humoriste crée des mots, quoi de plus normal : dans le néologisme, cette menue transgression, il y a le plus souvent du sourire, du clin d'œil, une euphorie légère, une effervescence plus ou moins champagnesque.
Proust, autre humoriste à ses heures, eut lui aussi des tendances néologiaques. Je ne sais plus quel proustolâtre a recueilli ses inventions : épastrouillant, poudrederizé, vibratilité, trimorphe, napoléonide, enfarinement, infleurissable, homonymat, inaboli, galonnard, recroisetté, emmitouflement, condoléancer, cambronnesque... On regrette de ne pas connaître le contexte pour mieux appréhender la stratégie proustienne.
Cela dit, le néologisateur n'est pas toujours un joyeux drille. Lorsque Chateaubriand crée futuritions, escampative, escalabreux ou vileté, c'est avant tout, suppose-t-on, pour nous faire admirer son audace de grand seigneur.
N'oublions pas non plus que le néologisme est parfois péjoratif : la nouveauté et l'étrangeté ne plaisent pas également à tout le monde, et créer un mot ne veut pas dire qu'on l'aime. Lorsque le très sérieux Georges Duhamel pond onomatoper, pour décrire une activité qu'il réprouve, on le sent qui prend le mot avec des pincettes, l'air pincé. À chose louche, mot louche.
Le vocable tout neuf, donc dérangeant, peut même devenir agressif. Le lecteur du Désespéré de Léon Bloy rencontre ainsi, entre autres, sigisbéen, conspect, excogiter, obduration, épiphonémique, contemner, condolent, ignavie, subsannations, flueurs, enthymème, sabouler, pollicitant, lapicide, nidoreux, procellaire, électuaire, alliciant, taudion... Sonorités dures et lourdes, opacité hautaine : voilà des mots coléreux, des mots-projectiles.
Giono nous en balance de plus doux. Dans Un de Baumugnes : soleiller, peinturer, farauder, pissarotte, chariteux, troupaille... Dans Que ma joie demeure : volonteuse, rouer, entrebail. Après-guerre la moisson sera moins riche, avec tout de même, dans Les terrasses de l'île d'Elbe, «Elle emmistrala tellement le pauvre oncle Eugène...» et «Le Quasimodo aquatique avait une fille aussi quasimodesque que lui». Un tel monstre méritait, assurément, cette appellation monstrueuse.
Oui, mais ces mots que je note comme nouveaux, pour la mauvaise raison que je ne les connais pas, ne le sont pas tous. La preuve : le correcteur de ma bécane, qui souligne en rouge les inconnus, épargne ici la moitié de ma récolte. Le collecteur de néologismes fait bien vite connaissance avec les faux néologismes. Effrayamment, déturpation, tintillonner ou ce glapatouiller trouvé chez Frédéric Dard ? Ils existent ! Certains auteurs manient le faux néologisme en virtuoses, tels Julien Gracq (hérissonner, égrisé...) ou Thierry Laget (anonchalir). On les imagine se disant, avec un sourire sardonique : Ils vont croire que j'invente, eh bien non, je les ai bien eus !
Parmi ces treize mots pêchés dans La route vers la fiancée de Catherine Paysan : scramasax, burel, bonnier, pentagyme, torque, framées, manse, angon, sagum, hourd, bouchardé, involucre, hypocauste, seuls les quatre premiers sont inconnus des dictionnaires.
Si j'étais un pro à l'état pur, et non un pro doublé d'un dilettante, je vérifierais chaque mot. Il me suffira d'ébaucher une classification. Nous avons donc :
Les mots oubliés qu'on ressuscite, tels ceux de Gracq ci-dessus.
— Les mots empruntés. George Sand ou Eugène Le Roy, par exemple, puisent dans le trésor des mots régionaux ; Céline fait appel à l'argot (embistrouiller, enculagailler) ; les langues étrangères sont mises à contribution par Céline encore (disturber), Green (allélouyer) ou Queneau (choquigne).
— Les mots déformés. Queneau déguise ainsi existence et HLM en mots nouveaux : eggsistence (ou aiguesistence) et achélème, rien qu'en touchant à l'orthographe.
— Les mots-valises, en pleine floraison ces derniers temps, dans les livres, et surtout dans la presse et la pub — mais ceci est une autre histoire.
En fait, faux ou vrai, qu'importe ? Ce qui compte, ce n'est pas que le mot soit absolument nouveau, mais qu'il semble nouveau, qu'il provoque ce léger choc de l'inédit, du tout frais.
Maurice Rheims publia il y a trente ans Les mots sauvages, Dictionnaire des mots inconnus des dictionnaires, mots trouvés chez les auteurs des 19e et 20e siècles : 300 pages de néologismes, dont pas mal de faux. Parmi les auteurs les plus prolifiques, Huysmans et ses lourdes finesses, Céline et ses trifouillages d'argot, et Ionesco qui s'applique à faire dérailler le sens avec des mots comme aristocrave, feu d'arpipices ou chapatouiller qui en sont largement dépourvus.
On trouve chez Rheims quelques jolies perles : la bricabracomanie de Balzac, encombrante à souhait ; la roborative brouchtoucaille de Queneau ; la coulance d'un style chez Rouveyre ; la fille cuissue d'Orsenna et la crouponduleuse de Clébert. Mais l'ensemble de l'ouvrage déçoit. Que de mots laids, plats, filandreux (incorporescence, impassionnellement, indangereux, libéralique, obtusesse), ou au contraire, criards et frimeurs. Quel étalage de cuistrerie, avec ces vocables chantournés, ésotériques, visiblement faits pour ne pas être compris. Ça rime à quoi, Claudel, ce dénumérer en guise de dénombrer ? Quant à désendormir au lieu de réveiller, il m'évoque trop le fameux déconstruire, ce signe extérieur d'intelligence, ce snobinard. (Démonter, n'est-ce pas, ça sentirait trop l'atelier et le cambouis...)
Que de nombreux néologismes soient moches, au fond c'est un peu normal. Théoriquement, plus ils sont réussis, plus vite ils sont adoptés. D'une édition à l'autre, Rheims a dû évincer, entre autres, cataclysmique et nutriment, entrés dans le domaine public. Il nous apprend que féminisme date de 1872 et qu'attirance fut admis par l'Académie en 1932 seulement. Comment a-t-on pu vivre sans elle pendant des siècles ?
Sans doute la récolte de Rheims eût été plus riche s'il avait connu le regain actuel du néologisme : les quelques mots ci-dessous, tirés de ma collection, sont nés après son livre.
J'aime ces enfants chez Rabiniaux qui s'en vont coquiner, le chat de Beck parti muloter et lapiner dans la forêt, le personnage pieuvresque de Lapouge. J'aime le prolonyme d'Arbatz (le surnom que ces collègues prolos lui donnaient à l'usine). La femme «ostentant des charmes plantureux» chez Roubaud me réjouit fort — il fallait ici un mot ostentatoire, et derrière lui on voit comme en transparence un autre mot approprié : tentant. Et qu'il est réussi, le «détal du lièvre» chez Bachelin ! Mot tronqué : même pas le temps de le dire, la bête n'est plus là.
Enfin, loué soit Jaccottet qui préconise «l'ouverture de l'être tout entier» à la beauté qui l'entoure, avant de préciser (entre parenthèses, comme à mi-voix) : («l'accueillance, si ce mot existait). Eh bien c'est fait, il existe. C'est un poème et un art poétique à lui seul. Les mots n'appartiennent à personne, sauf peut-être quelques-uns comme celui-là, si beaux qu'on n'ose pas s'en servir.