LE SOIR AU FOND DES BOIS


Combien a-t-on écrit de vers français ? Des millions sûrement. Alors pourquoi certains d'entre eux, au lieu de sombrer dans l'oubli comme les autres, surnagent-ils dans nos mémoires, quelques-uns accédant même au statut de stars, connues au-delà du petit cercle des lecteurs de poésie ?

Certains vers, sans doute, s'imposent par leur contenu : Cette obscure clarté qui tombe des étoiles, dans le Cid de Corneille, doit sûrement une partie de sa gloire à cette clarté obscure, bel oxymore (c'est comme ça qu'on dit ?). Mais la célébrité d'un vers tient avant tout, sans aucun doute, à sa magie sonore, qu'elle nous touche consciemment ou non. Le fameux Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?, chez Racine, fait entendre le sifflement des serpents aux oreilles les plus bouchées, et l'obscure clarté de Corneille nous charmerait bien moins sans le ballet délicat des [t] et des [k] et la figure qu'ils dessinent : un sommet sur les sonorités fortes des deux [k] de «clarté qui», suivi d'une lente retombée ponctuée par les [t] jusqu'à la douceur finale du [l] — les trois sons principaux du vers se trouvant réunis dans le mot-clé : clarté.

Chez Baudelaire, de même, dans l'envoûtant Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille, premier vers du sonnet «Recueillement», deux sonorités s'opposent ou plutôt se répondent, jouent ensemble : au sifflement des deux [s] initiaux, mis en sourdine aussitôt par les sons doux qui suivent, [j] moelleux en tête, répond le reste du vers et ses trois [t], dont les [l] atténuent, là encore, le léger picotement.

J'aime le son du cor le soir au fond des bois...

C'est le début du poème «Le cor», d'Alfred de Vigny.

En voilà un dont le sens est moins une aide qu'un handicap : le son du cor au fond des bois, d'accord, ça fait rêver, mais le soir ? Depuis quand chasse-t-on à la nuit tombante ? Pour faire oublier l'absurdité de la chose, faut-il que la musique des mots nous ensorcelle...

Le charme de ce vers ? D'abord, l'ample balancement propre à l'alexandrin (deux parties égales, 6 et 6 syllabes) accentué par le fait que les deux hémistiches, ici, se font écho. Dans Sois sage..., au contraire, la répétition est purement sémantique : le vers dit deux fois la même chose — comme le poème entier ne cessera de le faire, avec une insistance douce, dans une sorte de massage verbal —, mais les deux hémistiches ont une musique différente, comme si on essayait un remède après l'autre ; chez Vigny, la similitude entre hémistiches est à la fois syntaxique (même place des articles et des noms, «le son du cor», «le soir... des bois») et musicale (les reprises de sons consonantiques : [l] + [s] deux fois ; les sons vocaliques : [on] puis [oi] deux fois aussi). À noter que comme pour Sois sage..., c'est la première moitié du vers qui sonne clair, et la suite qui semble un écho atténué. Dans les quatre exemples ci-dessus, le mot essentiel se trouve à la fin du premier hémistiche, comme si le vers montait vers ce sommet central avant de redescendre. Une montée idéalement préparée chez Vigny, l'éclat du mot «cor» étant rehaussé par le contraste avec les deux syllabes atones («-me, le») qui précèdent.

Même chose avec le Ô combien de marins, combien de capitaines de Hugo, avec «marin» pour climax, le «capitaines» final étant un rien plus assourdi avec sa finale féminine.

D'accord, mais j'ai l'impression que mon analyse laisse échapper quelque chose. Un détail ténu en apparence, mais important. Parmi les nombreux paramètres qui constituent un vers — rythmes, accents, allitérations, assonances —, et qui travaillent tous ensemble, certains parfois l'emportent. Dans J'aime le son du cor..., par exemple, il me semble que les voyelles passent au premier plan, que mon plaisir d'oreille vient avant tout des mouvements conjoints de ce [on] et de ce [oi], d'abord séparés par trois syllabes, qui finalement se rapprochent à une syllabe de distance. Ce qui peut exprimer, après l'éclat un peu extérieur de la sonnerie, un mouvement de concentration, de recueillement tandis qu'on s'enfonce dans les bois. (On trouvera le mouvement inverse avec Lorsqu'avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes, de Hugo, où les deux [an] accolés d' «enfants», suivis de deux [èt] écartés l'un de l'autre («vêt-» et «bêtes») suggèrent un mouvement centrifuge, Caïn s'éloignant de Jéhovah.)

Dans cette optique-là, le vers de Vigny se composerait de deux parties inégales contenant chacune les deux voyelles majeures, ce qui impliquerait une coupe après «soir». Pour moi — et c'est là où je voulais en venir — il n'y a pas à choisir entre ces deux façons d'entendre le vers, 6+6 et 8+4. Elles ne s'excluent pas, mais se superposent. Je crois même qu'on pourrait en tirer une règle générale : un beau vers tient sa plénitude d'une certaine complexité, d'un enchevêtrement, d'un contrepoint de schémas sonores, comme ici. D'une complexité d'autant plus envoûtante qu'on ne peut l'appréhender totalement. D'abord à cause de sa complexité même, mais aussi parce que certains éléments s'excluent, ce qui donne à l'ensemble une présence double, alternante, miroitante.



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