KERANGAL NOUS SECOUE


Un roman qui mélange les temps, quoi de plus courant. La plupart sont écrits au passé avec certains passages au présent de narration — ceux en principe où l'action s'anime. Certains romans récents sont tout entiers au présent, ce qui leur donne à peu de frais l'air moderne. On a même vu l'an dernier un chef-d'œuvre anglo-saxon, écrit au passé, réécrit au présent par une traductrice médiatique.

Maylis de Kerangal, elle, dans Naissance d'un pont, joue le jeu de la variété. Elle ne balance pas au panier le passé simple de la narration classique — même si en nombre d'occurrences le présent semble l'emporter — et une petite partie de l'action est même racontée au futur. Mais ce qui frappe, outre la haute fréquence de ces changements, c'est leur brusquerie.


On commence en douceur par le passé simple, mais dès la deuxième page, vlan :

«Son contrat expiré, il rentra en France à bord d'un Tupolev peu démocratique — son siège en classe économique est complètement défoncé... etc.» (p.12)

Changement de temps en pleine phrase, la syntaxe s'effondre en même temps que le siège. Premier virage temporel, très tôt, histoire d'annoncer la couleur. Et la force de ce présent s'accroît du fait qu'il se prolonge au-delà de l'incise, pendant deux pages, comme si ce siège déglingué allait déglinguer l'ensemble du récit.


Le portrait du maire, surnommé le Boa, homme d'action brutal, à quel temps ? Au présent bien sûr. Il veut construire un pont. On lui conseille de mettre en concours des architectes célèbres. L'idée l'enchante.

«Le Boa se vit Médicis, prince mécène en cape de velours...» Un petit passé simple et d'un seul coup cet homme du présent entre dans l'Histoire, quittant le champ étroit de son époque pour l'immortalité.

Le passé se maintient au début du chapitre suivant avec une suite de questions : quel genre de pont choisir ? Réponse :

«Le Boa ne sait pas, il veut tout.» (pp.62-63)

Revoici l'homme du présent, celui qui agit, qui tranche — le changement de temps servant à rendre son intervention plus tranchante encore. À faire de lui le maître du temps.


Mouvement inverse : Katherine dîne au restaurant avec son mari Lewis quand ils aperçoivent Diderot, son boss, que le mari gaffeur invite à leur table.

«Katherine accablée souffle on ne va pas l'embêter, Lewis. C'est alors que Diderot, comme un acteur mal dégrossi, a regardé sa montre puis a décliné...» (pp.156-157)

Le passé composé pour couper court, instaurer une distance, et aussi accélérer le départ du boss : le temps de dire qu'il part, il est déjà parti. Et ce passé composé va persister jusqu'au bout du chapitre, comme la honte qui s'est installée. Rupture non plus impérieuse, triomphante, mais fuyante et affligée ; non plus zoom avant, mais travelling arrière.


Après leur irruption, les trois intrus ci-dessus s'incrustent, mais une occurrence unique peut créer un choc encore plus violent :

«La première fois qu'ils se retrouvèrent au sommet de la tour Coca, ils se firent surprendre par le gigantisme du ciel, se reçoivent une claque violente, l'air était irisé...» (p.251)

Un vrai coup de poing en effet.


Le choc peut aussi venir d'un passé simple — l'important est moins le temps que le changement de temps.

Sanche et la fille russe à la rivière, elle se baigne, pas lui.

«...il transpire sous sa chemise, a soif, s'essuie les commissures des lèvres. Alors la Russe sortit de l'eau et marcha droit sur Sanche à grandes enjambées...»

Là, ça va se compliquer. Elle le drague.

«Sanche se frotta le torse d'une main indécise : il avait horreur de décevoir. À présent il se demande s'il va lui falloir accomplir la gestuelle lubrique appropriée à la situation...»

Le présent comme s'il perdait le fil du temps, égaré soudain. Le courant du récit s'interrompt, le temps s'arrête un instant, mais ce n'est pas fini car après une incise la phrase continue, et là Sanche se demande «si l'heure était venue de, s'il était observé, si cette grande nana sortie de la taïga était un test, un leurre, il déboutonne son col...» (p.216)

Passé, présent, passé, présent : la barque oscille. Cet homme est décidément bouleversé, ballotté.

À noter, à la fin de cette scène décevante (ils ne vont pas consommer), le présent brusquement remplacé par un plus-que-parfait incongru :

«Avant de redémarrer la voiture, Shakira avait pris soin d'essuyer le sable collé sur ses pieds...»

Comme si en même temps que le présent, on effaçait la scène, on la balançait dans le passé. Cruelle douche froide.


Sanche et la Russe encore, tout à la fin :

«(Il) l'attire contre lui tandis que son autre main remonte sous sa robe, le long de sa peau si concrète — c'était phénoménal de la toucher, (...) comme si le toucher créait les corps —, elle se penche pour l'embrasser en le prenant à la gorge, puis etc.» (p.307)

Pour toute cette longue scène, un présent gage d'intensité, mais en même temps apaisé, car permanent — mis à part ce bref imparfait, sagement lové dans son incise, petit balancement tranquille, un imparfait pour faire durer un peu le plaisir, pour dire qu'on vit la scène et qu'en même temps on la revit, plus tard.


Le livre entier déborde d'énergie, de force souvent brutale, et la syntaxe s'est mise à l'unisson. L'auteure décrit la construction du pont comme un défi, un tour de force, et son maniement des temps s'y apparente. C'est Flaubert, grand bousculeur des bons usages grammaticaux, grand tritureur de temps verbaux, qui se réjouirait en la lisant.



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