CACOPHONIES HEUREUSES


Ah ! les cacophonies langagières... J'y reviens périodiquement dans cette rubrique. Elles me fascinent. Tout ce que repère en lisant mon oreille chatouilleuse, je le note avec minutie, et des sentiments mélangés : d'un côté, la souffrance de voir la langue maltraitée, de l'autre un sentiment de supériorité un peu cheap. J'espère en même temps que parmi mes lecteurs (pluriel de majesté ?) se trouvera un auteur ou un traducteur que mes remarques pinailleuses inciteront à mieux s'écouter en écrivant.

La plupart de ces maladresses que je cueille au fil des pages, comme autant de fleurs malodorantes, on pourrait croire qu'elles viennent des traducteurs, souvent considérés comme des tâcherons, et non des Auteurs, ces dieux de l'Olympe.

Eh bien qu'on se détrompe. Tout n'est pas si tranché. Les traductions médiocres ne sont pas rares, et les trois phrases nunuches qui suivent, par exemple, sont tirées de trois d'entre elles :

«...des membres de sa famille, desquels, jurait-elle, elle se vengerait...»

«...stabiliser les berges en en empêchant l'érosion...», an-nan-nan, coup triple.

«...en attendant d'entendre», tandandantan, coup quadruple !

Mais les écrivains, y compris les stars, ne sont pas en reste. J'ai réussi à épingler Vigny, étrangement inégal par moments, qui passe du sublime au cafouilleux sans sourciller. Témoin ce «Elle entre en une allée» nasillard. La plume de Jean-Marie Rouart, pourtant académicien, commet une très trébuchante «vastitude du monde». Quant au très délicat symboliste Francis Viélé-Griffin, il nous offre dans la même page de poésie, outre «vice servile» et «avril rit rose», un «Si tu dis ton intime émoi» quasiment digne de Boby Lapointe. Comme quoi l'obsession de l'allitération peut devenir une manie dévastatrice...

On dira que chercher des poux aux confrères est d'un intérêt limité. Bien plus intéressantes, en effet, et jouissives sans réserves, sont les cacophonies heureuses, celles dont les prétendues gaucheries, accordées au contenu du discours, ont une valeur expressive, et dont les apparents faux-pas sont des pas de danse calculés.

Le titudedu de M. Rouart, épinglé plus haut, est certes indéfendable, l'immensité de la vision exigeant ici des sonorités amples et coulantes, mais dans ce vers de Hérédia, par exemple : «Au choc clair et vibrant des cymbales d'airain», le terrible entrechoc des [k] met en musique à point nommé le fracas brutal des cymbales, la fin du vers suggérant un écho assourdi.

Même chose quant aux hiatus, condamnés par les oreilles délicates. «Le printemps continua à être sauvage», écrit je ne sais plus qui, et je ne vois pas la nécessité de ce a-a-è, qui a tout l'air d'un pédalage incontrôlé dans la semoule, mais j'aime assez, voire beaucoup, certains autres.

«Puis, ça a été le ruisseau des Sauneries...» A-a-é, là aussi, carrément. Giono nous fait le coup habituel, genre moi j'écris rude et dru, sans les vaines élégances des auteurs de salon, ce hiatus-là c'est un marqueur d'identité, délibéré, appuyé : il était si facile d'écrire «ç'a été» ! Message reçu. Une bourrade par-ci par-là, c'est bien, ça réveille.

Revoici Hérédia, oreille aiguisée, orfèvre des sons :

«Ils fuient, ivres de meurtre». Il tombe à pic, ce double i strident, cette perte d'euphonie, cette violence verbale alors que les protagonistes perdent la tête et sombrent dans la violence.

Hérédia toujours : la mer «verdoie à l'infini». Contrairement au hiatus dur qui précède, ce aaa bien fluide sert à prolonger en douceur le mot, à immensifier la vision, à faire entendre l'immensité de la mer.

Encore une bonne cacophonie :

Qualifié de «rebelle» par un admirateur, André Blanchard répond : «Même mes mèches le sont, c'est dire !» Ce mèmemémè, qui dans un autre contexte serait calamiteux, montre excellemment, par ses sonorités burlesques, que l'auteur ne se prend pas au sérieux et manie l'autodérision en virtuose.

C'est donc souvent une question de contexte. Revenons aux malencontrosités du début. Le contexte, je ne m'en souviens plus, je crains fort qu'il n'y ait là que de tristes loupés, mais dans certains cas ces mêmes phrases bégayantes pourraient se défendre.

«...des membres de sa famille, desquels, jurait-elle, elle se vengerait...» Elle est tellement folle de rage qu'elle en balbutie.

«...stabiliser les berges en en empêchant l'érosion...». Ça bute, ça bloque, on pressent qu'ils ne vont pas y arriver, ces bras cassés.



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