— Je te vois pensif, Michel.
— Tu ne l'es pas moins, Volkovitch.
— C'est cette histoire de grammaire inclusive qui te tracasse, toi aussi ?
— De grammaire quoi ?
— In-clu-sive. Tu sais, cette nouvelle façon d'écrire en comprimant le masculin et le féminin dans un seul mot, avec juste la queue qui dépasse. Au lieu de «Mes amis, mes amies», on écrit «mes ami.e.s».
— Ah, ça ? Oui, tout le monde en parle ces temps-ci. Tu en penses quoi, toi ?
— Je ne sais pas trop.
— Tu devrais trouver ça bien pratique : «Traduct.eur.rice.s», c'est rapide, élégant, moderne...
— Arrête avec ton ironie à deux balles. Tu cherches toujours la petite bête, l'endroit où ça coince... Ce n'est pas le moment de plaisanter ! La France est divisée ! D'un côté tu as l'Académie française qui hurle à la mort de la langue, et de l'autre une foule de gens, majoritaires sans doute, qui poussent à la réforme...
— Et parmi eux, beaucoup qui trouvent cette réforme inutile, voire idiote, mais n'osent par le dire, craignant de passer pour des vieux cons doublés d'affreux machos, parce qu'ils préfèrent écrire «j'ai beaucoup d'amis» (sous-entendu des deux sexes) au lieu de «beaucoup d'ami.e.s»... Entre nous, c'est débile, non ? Tu crois que c'est «ami.e.s» qui va instaurer la parité des salaires entre les sexes ? Le juste combat contre le viol des femmes n'autorise pas à violer la langue.
— Attention à ce que tu dis : c'est là un sujet chaud par les temps qui courent.
— Je ne le dis qu'à toi, mon cher. Et je ne suis pas plus que toi antiféministe, tu le sais. La féminisation des noms de métier, par exemple, je suis pour. J'ai travaillé sans problème avec des proviseures, des professeures...
— ...et des auteures — ou plutôt des autrices ?
— Je penche pour «auteures», mais c'est personnel. Si toi tu aimes «autrices», pas de problème. Pourquoi devrait-on toujours choisir ? Gardons les deux ! Plusieurs mots au lieu d'un, c'est toute une gamme de nuances, une richesse de plus pour la langue !
— «Docteure», tout de même...
— Là, j'avoue que j'hésite encore, mais j'ai tort ! J'emboîte le pas timidement au troupeau, lequel bannit cette forme, on se demande pourquoi. Pourtant, une «femme docteur», c'est nul ! Quant à «la docteur», c'est monstrueux, tu vois l'hommasse qui déboule... Et même si pour ma part «docteure» me gêne encore un peu, le mot ne posera aucun problème aux générations futures et je m'en réjouis. C'est comme «oignon» : jamais je ne pourrai l'écrire «ognon» comme on le préconise, mais bienvenue à la nouvelle orthographe, plus rationnelle, du moment qu'on ne bouscule pas les vieux dans mon genre, qu'on les laisse écrire la forme ancienne, laquelle va bientôt mourir avec eux.
— Mais tu ne trouves pas que ça fait désordre, toutes ces variantes possibles ?
— Je vais même en rajouter. Tu sais quoi ? Je voudrais que tous les noms puissent prendre les deux genres.
— Par exemple ?
— «Bonheur» est purement masculin, je trouve ça inadmissible ! Si j'étais féministe, je monterais sur mes grands chevaux ! Il n'y a donc pas du bonheur — pardon, de la bonheure — typiquement féminine ? Et de la plaisire ? Et aussi, soyons équitable, du joi ?
— Ça recommence. On ne pourrait pas être un peu sérieux ? Tu penses vraiment ce que tu dis ?
— Toi et tes questions... Comment veux-tu que je sache ?
— Il y a tout de même un vrai problème. «Les traducteurs» qui désigne aussi les traductrices, ce masculin dominateur qui englobe les deux genres, on a beau être habitué, c'est choquant, non ?
— D'accord, il aurait fallu inventer, à la naissance du français, une espèce de neutre couvrant les deux genres, mais maintenant c'est trop tard, on ne force pas comme ça une langue. Et d'abord, qui serait habilité à le faire ? Alors voyons les choses autrement : ce neutre existe, ce que nous appelons «masculin» est en fait une forme générique, qu'on applique aussi, dans un deuxième temps, aux hommes ; ce faisant, on voit en eux un état primitif, basique de l'espèce humaine, alors que pour désigner la femme, qui en est une forme plus avancée, augmentée, enrichie, on ajoute une lettre, ce «e» final — en même temps qu'on passe, pour l'article, du terne «le» au «la» plus plein, plus sonore. N'est-il pas beau, ce «e» final qui combine la douceur et l'opulence, comme la poitrine des femmes ?
— Tu aggraves ton cas... Au fait, tu sais comment on l'appelle, ce «e» final ?
— Un «e» muet, pourquoi ?
— Et voilà ! À la fin, les femmes sont muettes ! Elles n'ont que le droit de se taire !
— Bien joué.
— Et les accords, quelles horreurs vas-tu me dire sur eux ?
— Les accords ?
— Il y a l'accord classique : «Les traducteurs et les traductrices consultés». Mais aussi l'accord de proximité : «Les traducteurs et les traductrices consultées» parce que le féminin vient en dernier. Et l'accord de majorité : «Les traductrices et les traducteurs consultées», puisque ces derniers sont moins nombreux que ces premières.
— Avec l'accord de proximité, je me dis qu'on a consulté seulement les femmes, ou alors que l'auteur.e n'a pas relu sa (ou son, ou s.a.on) phrase. Dans la seconde, j'ai l'impression que les traducteurs en question sont considérés comme peu virils... Je préfère donc m'en tenir classiquement à la première solution. Sachant qu'il existe aussi l'accord diplomatique : «Les traducteurs et les traductrices, après consultation...»
— Ça c'est une réponse typique de traducteur. Nous n'arrêtons pas de louvoyer, de contourner les difficultés, de tricher...
— Attends, je n'ai pas fini ! Ce n'est pas si simple ! Faut-il dire «traducteurs et traductrices» ou «traductrices et traducteurs» ?
— Tu sais bien que l'usage veut que les femmes passent devant.
— Oui, mais tu ne vois pas que cette galanterie n'est que l'envers d'une domination ? Le petit dédommagement octroyé par le maître à l'esclave ? Non, il faut que règne ici l'égalité absolue. Que la femme et l'homme passent la porte en même temps.
— Mais s'ils sont trop gros ? Et puis dans le cas d'un texte, c'est impossible !
— Pour les textes, je ne vois qu'une solution : tirer à chaque fois au sort qui passera en premier.
— Bon, je t'ai assez entendu pour aujourd'hui. Tu me fatigues.
— Et pourtant, tu as beau dire, au fond de toi tu es quasiment d'accord avec moi pour une fois, Volkovitch.
— Hélas oui, Michel.