GRACQ PASSE L'ORAL


Le destin d'un texte, c'est d'être lu à haute voix. C'est là qu'il trouve sa pleine dimension. L'écrivain et le traducteur ? Des musiciens. Le livre ? Une partition. Voilà ce que je répète à tout bout de champ, de façon volontiers provocante, comme toujours quand on sait que tout le monde n'est pas convaincu.

Et voilà que cette année, aux journées Gracq de Saint-Florent-le-Vieil, les tables rondes et autres conférences habituelles font place à des lectures assurées par quatre comédiens. Excellente occasion de mettre ma conviction à l'épreuve, la préciser, la nuancer.

Gracq est réputé difficile à lire, avec sa pensée subtile, sa prose d'une densité intimidante, ses mots rares, ses phrases longues et complexes, et comment fait-on pour dire les italiques, rouage important de la machine gracquienne ? Les quatre audacieux relèvent le défi de façons très diverses, avec des résultats allant (selon moi) de l'assez bon à l'excellent.

On s'en aperçoit vite : le problème principal avec la lecture à haute voix, c'est la durée. Le lecteur marche à son allure, il peut s'offrir des pauses, des retours en arrière ; mais suivre la lecture d'un autre, ce fil qui se déroule impitoyablement, est une épreuve qui dépasse rapidement nos facultés d'attention. S'envoyer La presqu'île intégralement — 140 pages, plus de trois heures —, j'avoue que c'est trop pour moi, même avec deux entr'actes, même si Philippe Mathé s'avère un virtuose de la voix, et même si certains auditeurs, à la fin de ce marathon, semblaient frais comme l'œil.

Les textes qui selon moi ont le mieux soutenu le choc sont ceux, très brefs, des Lettrines. Mais si l'on veut s'attaquer à des ensembles plus longs, certaines solutions existent. À condition de rompre avec le respect excessif, le fétichisme du «tout le texte, rien que le texte». Il peut être bon de pratiquer des coupures, en résumant éventuellement le passage coupé ; de répéter ici ou là une phrase ou une formule ; d'intervenir pour commenter, non seulement avant ou après, mais pourquoi pas pendant, afin de souffler un peu, de briser la monotonie. Ce qui implique, objectera-t-on, de trouver un comédien qui ait quelque chose à dire ; ce à quoi on peut répondre que si ce comédien lit bien, c'est qu'il a bien compris. Il ne faut pas non plus, naturellement, que le commentaire s'étale trop — à moins que celui-ci ne s'avère plus riche que l'œuvre, ce qui est tout de même peu fréquent.

Après tout, qu'importe si le lecteur occupe le terrain, s'il le fait avec talent ? La décoiffante performance de Jacques Bonnaffé, multipliant apartés et pirouettes, a permis de faire passer en douceur la pilule d'un texte passionnant, mais ardu, dont il a finalement extrait l'essentiel.

Ce qu'il faut éviter avant tout : l'ennui né de l'uniformité. La plus enchanteresse des lectures peut virer au martyre si la formule adoptée est maintenue telle quelle tout du long. Il faut donc varier un peu l'intensité, le débit, voire la couleur sonore — en veillant à ne pas trop en faire non plus. Appuyer sur certains mots pour qu'ils ressortent est un bon vieux truc toujours utile ; s'agissant de Gracq, c'est un moyen simple de marquer les fameuses italiques gracquiennes — même si certains lecteurs, à Saint-Florent, ont efficacement recouru pour ce faire à un geste. Mais il s'agit, là comme ailleurs, d'agir avec mesure. Le réflexe d'un lecteur qui ne maîtrise pas le texte, c'est de saucissonner la phrase en faisant un sort à un trop grand nombre de mots. Il me semble qu'il vaut mieux privilégier des mouvements plus étalés dans la durée, accélérations ou haussements de voix progressifs, ou au contraire, ralentissements, baisses d'intensité, comme en musique — ce qui demande, évidemment, une certaine maîtrise et une vision globale du texte, qu'il faudrait dans l'idéal voir à la fois de près et de loin. Comme un morceau de musique. Comme un tableau.

Reste la couleur. Si le lecteur doit s'attacher à transmettre les sentiments véhiculés par le texte, et du même coup, le cas échéant, exprimer le malheur qu'il raconte, il doit en même temps, à tout moment, faire sentir le bonheur que lui-même éprouve à la lecture d'une belle page. J'ai été durablement frappé par une phrase de Maria Casarès, qui en disant Claudel «avait l'impression de manger des fruits». Une bonne lecture se doit d'être ainsi gourmande. Le lecteur doit montrer son plaisir — ou le feindre. L'une des plus belles lectures de poésie que j'aie entendues — au milieu de beaucoup d'autres médiocres, voire désolantes — était due à Jean-Baptiste Malartre, avec sa façon bien à lui d'allonger les voyelles et de savourer les consonnes — juste un peu, cela suffit.

Si ce week-end angevin a louablement précisé pour moi les choses quant à la lecture à haute voix, il n'a diminué en rien le goût que j'ai d'elle. J'ai compris, en plus du reste, à quel point elle est une loupe qui nous fait mieux voir dans un texte ce qui pourrait nous échapper autrement. L'extrême sensualité de la prose gracquienne, sa musicalité raffinée, se fait entendre à chaque ligne sans qu'il soit même besoin d'appuyer ; l'architecture de ses fragments, où la phrase monte en tournant lentement jusqu'à une métaphore somptueuse, gagne à être accompagnée, par un rallentendo par exemple, suivi d'un point d'orgue forte sur la splendeur finale ; enfin, plusieurs auditeurs m'ont dit d'avoir été frappés, dans le passage sur la débâcle de 40 notamment, par l'humour de Gracq — cet humour méconnu, qu'il est passionnant de traquer un peu partout dans son œuvre, et que la sobre et excellente lecture de Dominique Parent n'avait pourtant pas lourdement souligné.

Qui pouvait en douter ? Gracq a brillamment passé l'oral.



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