MOTS RATÉS ?


Les naïfs qui croient que les mots sont justes par nature, qu'ils représentent la chose qu'ils désignent, Platon n'en fait qu'une bouchée dans son Cratyle. N'en soyons pas surpris : il a pour noble mission d'arracher les mots au concret, à leur matérialité boueuse et de les tirer autant que faire se peut vers le ciel pur des idées.

Comment oser contredire le Grand Philosophe, divinisé par le passage des siècles ? L'humble artisan des mots que je suis est tout confus de ne pas avoir la même approche. Je crois bêtement qu'au commencement était l'onomatopée, que les mots, à l'origine, ont mimé la chose ; qu'ensuite ils ont pu s'éloigner de cet état naturel édénique, mais qu'en même temps une force cachée les tire en arrière vers l'origine : en prononçant le mot, nous tendons inconsciemment à imiter la chose. Quand on parle, on a plus ou moins les choses dans la bouche.

C'est là, je le reconnais, une vision terre-à-terre et simplette, qui manque singulièrement de philosophie. Tout ce qu'on peut dire pour sa défense, c'est que la réalité la vérifie largement. Les mots français, par exemple, sont le plus souvent réussis : ils donnent une image sonore assez juste de la chose qu'ils désignent. Mes livres (Verbier et Coups de langue), le présent site et mes carnets sont bourrés de tels mots, franchement épatants parfois.

Évidemment, il y a aussi des mots moches. J'ai consacré naguère dans mes Coups de langue, une page («Mots ratés») à certains d'entre eux : la molle MOULE, la lourde SAOULE, l'atroce DIVORCE, la TROGNE de l'IVROGNE, le vil VEULE, le BEAUF, ce bœuf, le BARBON, ce vieux barbu barbant... On pourrait y ajouter le sinistre GRABAT, qu'on imagine posé par terre, parmi les gravats : grave pauvreté, la vie à son plus bas.

Ratés, ces mots, vraiment ? Au contraire ! Puissamment expressifs ! D'une laideur sonore tout à fait bienvenue. Un mot laid qui reproduit bien la laideur d'une chose est un beau mot.

Un mot vraiment raté, c'est un mot qui n'évoque rien, ou carrément le contraire de ce qu'il faudrait. Exemples :

MAGNIFIQUE, ce grand fade, limite gnangnan, où la seule manifestation d'énergie, le [k], est aussitôt noyée par la finale féminine. (SUPERBE à côté, percutant, vibrant, n'en a que plus d'allure !).

DÉCONTRACTÉ, dur, tendu, anguleux, noué : un contresens absolu.

OBSCURITÉ, avec sa finale claire, pâlit cruellement à côté de l'impressionnant TÉNÈBRES, voire du joliment sombre NOIR.

Comme CUISSE est vilaine ! Elle se hisse jusqu'au cul, d'accord, à moins que sous lui elle ne glisse, mais sa dureté sifflante, tristement dépourvue de moelleux, tue à tous les coups le désir.

Je n'aime pas non plus LITTÉRATURE, clinquant, ferraillant, m'as-tu-vu, qui s'étale, comme la culture et la confiture — avec en plus le ratage qui rôde en son centre.

Je suis allergique surtout à SE SUSTENTER, qui se prononce du bout des dents, la bouche en cul de poule, mot ridicule et inutile, doublet prétentieux de SE NOURRIR, qui lui est simple, ferme et dense. D'une manière générale, les mots les moins beaux ne sont pas les plus élémentaires, mais ceux que l'usage n'a pas suffisamment polis ou assouplis.

Mais ne jetons rien ! Tout peut servir ! Ces canards boiteux-là eux-mêmes, dans certaines conditions, ou sous une forme voisine, peuvent se révéler justes et précieux.

MAGNIFIQUE ? Il est à sa place en cas d'éloges mensongers. «Le général Fabio Conti fit une réponse magnifique...», écrit Stendhal, et l'on pressent une certaine dose d'ironie.

SE SUSTENTER ? «Il se sustentait à heures fixes dans une pension de famille où l'inexactitude couvrait de honte...». Bravo Queneau ! Raideur, sécheresse, plaisir absent : le mot se trouve ici parfaitement approprié.

Le côté dérisoire et faux de LITTÉRATURE ressort à point nommé dans le célèbre vers de Verlaine, «Et tout le reste est littérature».

DÉCONTRACTÉ, en cherchant bien, peut suggérer que la détente finale a été obtenue au prix de gros efforts.

Retaillons le calamiteux OBSCURITÉ, et l'on découvre OBSCUR, petite merveille, à la finale pas forcément sombre, mais rare et mystérieuse.

Maryline Desbiolles déteste AVEU, qu'elle juge «poisseux, contrit, jeté du bout des lèvres.» En effet : mou, veule, baveux, il manque d'allure. Il ne convient qu'aux aveux sans gloire, sous la contrainte. A-vœu : on a trahi son vœu de garder le silence. Mais AVOUER, lui est très beau. Le [w] central, geste vocal énergique, le propulse jusqu'au [é] final, haut et clair. Et puis avouer, c'est se vouer. Celui qui avoue se voue à la vérité.

Marie Nimier n'aime pas PAPA. «C'est quoi ce son, papa, ces deux négations collées...» Pour ma part, si je n'entends pas là ce double non, cette menace de panpan-cucul, d'ailleurs pas bien méchante, PAPA ne m'emballe guère moi non plus, poussif et ressassant qu'il est, vaguement raplapla. Mais il fait bien l'affaire, par exemple, dans l'expression «à la papa».

Reste CROUSTILLANT dont je ne sais que faire. Il commence et finit comme le croissant, craque sous la dent comme lui, pétille, titille le palais, il est parfait, alors pourquoi me déplaît-il autant ? Peut-être à cause de sa perfection. Rien que de l'entendre ou de le dire, j'ai dans le nez l'odeur blonde, chaude, sucrée, écœurante des viennoiseries. Lesquelles n'existaient pas encore, et notre langue française non plus, du temps de Platon. Sinon, aurions-nous eu le Cratyle ?



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