Eh oui ! Je me répète. C'est le sujet qui veut ça. On n'aura jamais fini de ferrailler contre le français d'éditeur et sa tendance funeste à proscrire systématiquement toute répétition. D'autre part, il s'agit d'un sujet délicat : il existe, en effet des répétitions heureuses, et d'autres malheureuses, tout l'art consistant à les distinguer, au coup par coup.
Parfois, malgré mon préjugé favorable et mes efforts, la raison d'être de certaines d'entre elles m'échappe. Exemple :
«...et elle se comportait avec la même simplicité naturelle avec toutes les personnes avec qui elle était en relation.»
Ces trois «avec» si criards, si lourds, sous la plume d'un excellent styliste contemporain, pourquoi ? Pour évoquer la simplicité et le naturel, alors qu'en français cette insistance n'a rien de naturel ?
«Dès les premiers mots, il avait pris un air gêné, puis il était devenu tout rouge, puis il avait baissé les yeux et il s'était mis à contempler le radiateur...»
«avait ... était» deux fois, «il... il». Éviter ces répétitions-là est un jeu d'enfant, que les écoles d'écriture qu'on est en train d'ouvrir enseigneront dès la première leçon. Deux participes présents au début, au milieu ou à la fin et le tour est joué. Mais Georges Duhamel, pourtant fort académique par ailleurs, enfreint volontairement, il faut le croire, les règles du beau langage ; sa syntaxe maladroite exprime adroitement la gêne du bonhomme, jusqu'à ce dernier «il», inutile, encombrant comme un objet dans nos mains dont on ne sait que faire.
«L'ecclésiastique était ridé, sa peau était cireuse, l'œil minuscule qu'il opposait au monde était intimidant, c'était du haut d'un piédestal de désapprobation qu'il envisageait les humains qui croisaient son regard rectiligne...»
Quatre fois «c'était» ! Éric Reinhardt veut nous faire sentir le vide intérieur du personnage, la pauvreté de ses pensées qui tournent en rond, et tout ce que sa désapprobation a de maladivement insistant.
«Et puis, entre soi, entre gens du même monde, du même acabit, entre vieux jouisseurs, entre vieux noceurs, on se laisse aller aux confidences, on se délivre... lèvres mouillées de vieux gourmets... Oui, je la connais...»
Dans cette page de Nathalie Sarraute, quatre fois «entre», trois fois «vieux», plus des rimes intérieures («jouisseurs / noceurs», «gourmets / connais») qui renforcent l'effet de rumination. Langage insistant, collant. La répétition n'est plus liée à la gêne ou la bêtise bornée, elle se fait voluptueuse, ces confidences on les remâche, on s'en gargarise — avec un brin de sénilité peut-être ?
«Le souffle passait sur Vassilissa Marachvili, il apaisait un peu Vassilissa Marachvili, il caressait Vassilissa Marachvili, il l'aidait à respirer.»
On connaît, chez Antoine Volodine, l'importance du nom, répété ici comme une formule magique, un talisman : répéter ce nom, c'est rappeler cette femme à la vie, confirmer qu'elle existe. Le souffle passe et repasse, caresse réitérée, massage bienfaisant. Un peu étouffant peut-être ? En fin de phrase le nom s'efface, la main douce et un peu lourde s'écarte, il est temps de respirer.
«L'hôtel où nous prîmes pension avait un patio, et dans ce patio un piano où logeaient des oiseaux.».
Ce «patio» répété, chez Thierry Laget, pris dans un réseau de répétitions purement sonore («piano, oiseaux»), on ne sait pas encore ce qu'il exprime, il sert d'abord de signal : cet hôtel où s'arrêtent les futurs amants, attention ! il va s'y passer des choses ! La langue chauffe, elle piétine comme le désir impatient, elle chante comme la volupté qui s'annonce.
Les traducteurs francophones sont tous très sensibles au problème des répétitions : ils traduisent de langues le plus souvent plus répétitives que la nôtre, et s'il serait idiot de les sabrer toutes, on aurait parfois du mal, reconnaissons-le, à toutes les garder.
«Il dormait à côté de lui dans le lit la bouche entrouverte en serrant de ses petits doigts la couverture comme s'il s'était endormi avec la peur qu'on lui prenne la couverture.»
Cette couverture en deux épaisseurs, dans une phrase de Chrìstos Ikonòmou, je n'ai pas osé la conserver : trop lourde. Ma version :
«Il dormait à côté de lui dans le lit la bouche entrouverte en serrant de ses petits doigts la couverture comme s'il s'était endormi avec la peur qu'on la lui prenne.»
À noter qu'en grec la répétition est moins appuyée : donné d'abord au génitif, puis à l'accusatif, le mot n'a pas tout à fait la même forme : kouvèrtas... kouvèrta. Cet infime sifflement à la fin du mot est plus important qu'il n'en a l'air, cette variation minuscule dilue la répétition, elle suggère un changement, une avancée.
(Dommage, évidemment : répétée, la couverture devenait plus obsédante, plus épaisse, plus précieuse, on voyait mieux l'enfant s'y accrocher. Au fond, j'aurais peut-être pu la garder malgré tout : il suffisait de la rendre moins voyante en l'éloignant de la fin des membres de phrase où elle se trouve en pleine lumière :
«Il dormait à côté de lui dans le lit la bouche entrouverte en serrant la couverture dans ses petits doigts comme s'il s'était endormi en craignant que cette couverture, on la lui prenne.»)