Sacré subjonctif imparfait ! Quand j'écrivais le Verbier, voilà quinze ans, je pouvais croire cette noble et désuète survivance amenée à lentement disparaître, eh bien non : monsieur se pavane plus faraud que jamais dans des livres récents, même chez de jeunes auteurs, et même dans les journaux. Increvable, le vieux.
Le remplacer par le présent ou pas ? Que j'aie ou que j'eusse ? Que j'aille ou que j'allasse ? La lecture des auteurs contemporains révèle à ce sujet une joyeuse anarchie. Dans l'édition, de nos jours, quelques correcteurs traditionnalistes vous collent encore, dit-on, des subjonctifs imparfaits comme d'autres vous imposent la cravate, tandis que certains modernistes les biffent systématiquement. La majorité des écrivants navigue à vue, semble-t-il, entre ces deux pôles, chacun se bricolant au feeling son propre petit système.
Pour ma part, je le fréquente peu, ce subjonctif imparfait, personnage guindé, souvent ridicule. Il m'arrive souvent, comme à nous tous, lorsqu'il m'embarrasse, de l'éviter en tournant la phrase autrement. Mais je ne veux surtout pas qu'il disparaisse : il ne faut jeter aucun outil, les plus bizarres peuvent toujours servir. Je n'exclus pas d'employer celui-ci, à l'occasion, pour donner à un passage une couleur solennelle, discrètement désuète, mais il me sert le plus souvent à pimenter une tranche de rigolade, avec ses formes en «-assent» parfois si cocasses, malencontreusement voisines d'un suffixe péjoratif. Hors de ces effets comiques, je me sens de l'utiliser avec certains verbes et à certaines personnes seulement. D'accord pour «qu'il fût», «qu'il eût», «qu'il fît», mais «que je fusse» «que j'eusse» et «que je fisse» passent moins bien et «que nous fussions», «que nous eussions» ou «que nous fissions» encore moins. Entre «qu'il soit» et «qu'il fût», souvent, mon cœur balance. Mon choix varie selon les textes, et j'aurais parfois bien du mal à le justifier.
Tâchons tout de même d'y voir un peu plus clair.
Un ami écrivain me pose une colle. Il vient d'écrire, à quelques lignes d'intervalle, ces deux phrases :
«Ils marchaient dans la rue et il la tenait jalousement par la taille, veillant à ce que les passants ne la bousculent pas.»
«Quant à mon collègue, il paraissait veiller à ce que le monde n'abîmât pas son joyau.»
L'auteur estime plus correct l'emploi du subjonctif présent dans la première phrase et du subjonctif imparfait dans la seconde, et se demande pourquoi : n'est-on pas dans le même cas de figure ?
Plus correct, dit-il. Concernant sa première phase, c'est paradoxal. En théorie, on doit suivre la concordance des temps. «Il met ''bousculent'' sans que je comprenne pourquoi», phrase au présent, subjonctif présent. «Il avait mis ''bousculent'' sans que je comprisse pourquoi.», phrase au passé, subjonctif au passé.
L'auteur a sans doute moins choisi «bousculent» que rejeté l'encombrant «bousculassent», qui serait en l'occurrence non pas incorrect, mais trop agressivement correct. Mais à mieux réfléchir je crois qu'en effet son «bousculent» est bel et bien plus correct, dans un sens : l'action décrite par le subjonctif (bousculer) est certes au passé, mais dans le futur par rapport à l'action principale (veiller). Moi-même, dans un cas pareil, avec «falloir que» ou «vouloir que» par exemple, je choisis toujours le subjonctif présent, plus clair (il distingue mieux les plans temporels) et plus vif (il nous propulse en avant). Le subjonctif imparfait serait là un contresens et un poids mort.
La deuxième phrase de l'ami est plus intéressante encore. Si on la montrait à plusieurs écrivants, je suppose qu'«abîme» et «abîmât» auraient chacun leurs partisans, à parts égales. Mais qu'est-ce qui différencie cette phrase de la précédente au point de pousser l'auteur à changer son subjonctif d'épaule ?
À sa place, j'aurais peut-être choisi «abîme», machinalement, par souci d'homogénéité, mais à la réflexion là encore, son «abîmât» se défend, pour deux raisons. D'abord pour l'expressivité, à cause de «joyau» tout près : le côté précieux, raffiné du subjonctif imparfait contribue à placer la femme sur un piédestal — avec une probable touche d'ironie. Ensuite, sur le plan grammatical, si dans la phrase 1 «veiller à ce que» nous projette sans ambiguïté dans le futur, dans la phrase 2 «paraissait» qui le précède le nimbe d'irréalité. On l'oublie trop souvent : en conjugaison, le passé et l'irréel ont partie liée, le premier prêtant souvent ses formes à l'autre, l'imparfait et le plus-que-parfait fricotant par exemple avec les conditionnels présent et passé : «Si j'avais, si j'avais eu une bonne grammaire...». «Abîmât» contribue ainsi à souligner le caractère improbable de l'action imaginée. Pour ma part, je distingue volontiers, par exemple, entre «je souhaitais que nous soyons d'accord» (je pensais que cela pouvait se faire) et «je souhaitais que nous fussions d'accord» (nous ne l'étions pas et c'était sans espoir).
Tout cela est complexe, mouvant et en partie subjectif. Certains s'en désolent peut-être, d'autres s'en réjouissent, dont je fais partie. Il y a là mille nuances possibles. Je ne sais ce que disent les grammaires à ce sujet, j'irai peut-être regarder un jour, mais quand une règle nous paraît illogique, ne vaut-il pas mieux la laisser dormir dans les manuels savants et se sentir libre de faire comme on le sent ? Les «fautes de grammaire» d'un texte ne sont-elles pas, plus d'une fois, ce qu'il a de plus signifiant et savoureux ?