UN GRAND SENSUEL


Le samedi 3 octobre, à Saint-Florent-le-Vieil, chez Julien Gracq, dans la cadre des Rencontres Gracq, j'ai traité mon sujet, «La sensualité dans l'écriture de Gracq», en ces termes :


«Dans une écriture sensuelle, comme l'est en principe celle d'un artiste...» C'est Gracq lui-même qui nous le dit, dans En lisant, en écrivant. Et deux pages plus tôt : «Le goût quasi charnel qu'un écrivain (sinon il n'est qu'à peine un écrivain) a pour les mots...»

Nous voilà dans le vif du sujet. Nous allons voir Julien Gracq palper, humer, savourer les mots. Et pour commencer, penchons-nous sur le nom ? Julien Gracq, que s'est choisi Louis Poirier.

Louis Poirier : un nom évoquant la nature, aux sonorités paisibles, un peu molles, à l'image de la douceur angevine — un nom pas vraiment sensuel, parfait pour signer la première œuvre publiée de notre auteur, «Bocage et plaine dans le sud de l'Anjou», dans les Annales de géographie, mais tragiquement déplacé à l'heure d'Au château d'Argol et de tout ce qui a suivi. D'autant que la poire a des connotations pas toujours glorieuses. D'où l'opportunité d'un pseudo. Ce sera donc Julien Gracq. Un coup de génie. Son premier chef-d'œuvre.

Julien, nous dit-on, c'est un hommage à Stendhal, à son Julien Sorel, héros juvénile et révolté. C'est aussi un empereur romain remarquable, un rebelle qui renia le christianisme devenu officiel. Quant à Gracq, ce pourrait être un clin d'œil aux frères Gracchus, autres Romains rebelles, amis des damnés de la terre de ce temps-là — l'auteur enseigne l'histoire, ne l'oublions pas, et il est alors inscrit au Parti Communiste.

Mais l'essentiel, c'est sans doute les sonorités.

Gracq : ça gronde et puis ça claque, ça démarre et bientôt ça éclate. Il y a dans Gracq un mouvement, un élan. Comme un coup de cravache, diront les érotomanes ici présents, s'il y en a. Pourquoi pas ?

Julien, lui, est calme et fluide. Il rejoue un peu le même air que Louis, reprenant son [i] et son [l], mais en plus vif. Il sert à équilibrer l'ensemble, avec son [i] lumineux qui tempère le [a] sombre qui va suivre.

Le vrai nom et le pseudo ont le même nombre de syllabes, mais inversement réparties : d'un côté, une syllabe pour le prénom et deux pour le nom ; de l'autre, le contraire. Le pseudo prend le contrepied du vrai nom, tout en respectant globalement sa longueur.

Bref, le nom inventé a tout l'air d'une ébauche d'autoportrait, avec sa musique, ses équilibres et ses contrastes. Il nous dit entre autres ce que nous allons voir bientôt en détail : Gracq n'est pas un auteur simple et tout d'une pièce.

Comparons avec le travail d'un autre Louis, trente ans plus tôt : il s'appelle Farigoule, le pauvre, ce qui pourrait convenir à l'auteur des Copains, mais pas à celui des Hommes de bonne volonté. Alors notre homme se baptise Jules Romains, hélas. L'ensemble est redondant, pompeux, tape-à-l'œil, ridicule sur les bords. «Julien Gracq» en comparaison est un modèle d'économie. Il va comme un gant à son auteur au point qu'aujourd'hui nous sommes près de penser qu'en fait c'est «Louis Poirier» le pseudo, le masque protecteur choisi exprès pour passer inaperçu.

J'ai lu Gracq après le lycée. Je suis aussitôt devenu gracqophile, et peu à peu gracqolâtre. J'ai enseigné en lycée comme lui, jusqu'à la retraite comme lui. J'ai commencé à traduire, et très vite j'ai enseigné l'écriture en français à de futurs traducteurs. Pour alimenter nos séances j'ai noté au jour le jour mes bonheurs de lecture — et quelques malheurs aussi. Cette espèce d'herbier verbal est devenu plus tard un livre, le Verbier. Deux auteurs en sont les stars : Flaubert, le plus moderne des classiques, et Gracq, le plus classique des modernes — définition commode, et discutable, j'en conviens. Une chose est sûre : Gracq est l'un de ceux qui m'ont fourni le plus d'exemples, par ses fictions et ses récits, mais aussi bien sûr par les textes où il commente ses lectures et ses écritures. Lettrines I et II, et surtout En lisant, en écrivant, sommet de la critique littéraire, bréviaire de l'écrivain en herbe, corne d'abondance et ravissement perpétuel.



Essayons de nous mettre au diapason. Ce qui va suivre ne sera pas un travail universitaire implacablement structuré, mais une promenade en liberté — c'est plus gracquien. Nous nous contenterons de l'ébauche d'une vaste étude qui, à ma connaissance, reste à faire, sur l'écriture gracquienne. Nous allons butiner dans les divers écrits de Gracq, en faisant appel, comme lui, aux sens plus qu'à l'intellect. Car cet homme si réservé, si discret, a exhibé sans retenue ses voluptés verbales. Peu d'écrivains ont si longuement et si bien écrit sur la sensualité du langage. À preuve, la phrase de tout à l'heure : «Le goût quasi charnel qu'un écrivain (sinon il n'est qu'à peine un écrivain) a pour les mots, pour leur corpulence ou leur carrure, pour leur poids de fruits ronds...» Corpulence, carrure, fruits... Gracq s'adresse ici moins à la vue qu'au toucher et au goût. Ce qui nous rappelle, dans le même livre toujours (p.155), cette page extraordinaire sur le vers baudelairien, ce vers qui nous comble, dit-il, par sa lourdeur — une bonne lourdeur, qui est densité, richesse, qui concentre «la matière la plus pulpeuse et la plus gorgée de toute la poésie française».

Parlant de lui-même, il écrit, parlant des mots (p.157) : «Quand j'ai commencé à écrire, c'était l'ébranlement vibratile, le coup d'archet sur l'imagination que je leur demandais d'abord et surtout. Plus tard (...) j'ai préféré souvent la succulence de ces mots compacts, riches en dentales et en fricatives, que l'oreille happe un à un comme le chien les morceaux de viande crue...»

L'»ébranlement vibratile», c'est le démarrage grondant de «Gracq», c'est l'élan, l'énergie. L'»archet», c'est la musique, l'oreille, et aussi le toucher, le frottement, qui se retrouve dans les fricatives, à savoir les sons qui frottent, [f], [s], [z] ; la «succulence» enfin, c'est le goût, à quoi l'image du chien ajoute la gourmandise, la voracité.

Gracq se délecte des différents sons de sa langue : pas seulement [f], [s] et [z], mais [v], dont il affirme, dans les Carnets du grand chemin, qu'elle est «la consonne la plus fondante de la langue française». Il se gorge et se régale aussi du [r], selon lui le son le plus original du français, et peut-être celui que ses usagers secrètement préfèrent : «Aucun [son] ne donne à la phrase prononcée des appuis et des étais plus assurés — aucun ne consolide mieux l'articulation du français. (...) J'ai plus de plaisir à prononcer tartre que tarte, martre que Marthe. Et ce n'est pas le père Ubu — grand expert en matière de déformation spontanée de la langue — qui me démentira.» (ELEE)

(Le mot créé par Jarry que Gracq suggère sans le prononcer, c'est «merdre», bien sûr.)

Gracq ne le dit pas nettement, mais ses exemples le montrent : son grand plaisir, c'est avant tout le [r] associé à une autre consonne, qu'il fait (et qui le fait) vibrer. Moins le [r] de «Poirier» que celui de «Gracq»...

Voici par exemple une phrase prise dans Les eaux étroites, où les [r] s'entrelacent aux [l], autre sonorité fluide, pour décrire une eau courante, coulante :

«L'Èvre n'a guère qu'une vingtaine de mètres de large, parfois moins ; le lit est profond, criblé entre les souches pourries de trous et d'anfractuosités où s'abritent les brochets géants.»

Évoquant dans ELEE (p.152) un poème dont on ignore s'il est de Rimbaud, de Germain Nouveau ou de Verlaine, Gracq s'extasie devant deux vers : «Et sur le balcon où le thé / Se prend aux heures de la lune...», deux vers «glissant syllabe après syllabe sur la coulée labile des l». «Syllabe», «coulée», «labile»... Voilà qui est typique de la critique pratiquée par Gracq : une critique mimétique. Il ne s'agit pas seulement pour lui d'analyser, mais de faire entendre, de faire sentir. Gracq le critique est une sorte de caméléon, qui prend la couleur de ceux sur qui son regard se pose. Nous verrons d'autres exemples plus tard.

L'allitération chez Gracq est donc très souvent, tout naturellement imitative, mais pas toujours : pour suggérer que quelque chose n'avance pas, il suffit de répéter un son, quel qu'il soit. Exemple, dans La forme d'une ville : «Cette progression, cette procession paresseuse du convoi...»

On peut prétendre que la percussion des [p] ponctuant ce piétinement pesant est proche de l'onomatopée, mais les [s] non moins insistants ici n'ont qu'une simple fonction de renforcement — à moins qu'on y distingue le glissement sournois des souliers ?

Notons enfin que l'allitération gracquienne, la plupart du temps jouissive, peut aussi parfois évoquer une réalité déplaisante. Exemple : «C'est la lenteur de l'art d'écrire, dans son exécution mécanique, qui depuis des années déjà me rebute parfois et me décourage...» Ces [k] qui soudain pullulent de façon presque cacophonique, ce n'est évidemment pas une maladresse, c'est la douleur de notre oreille chargée de dire la douleur de l'écriture, c'est notre langue qui bute comme l'écrivain bute sur les mots.

Cette prolifération allitérative amène certains à qualifier la prose gracquienne de «prose poétique». Je n'aime pas trop l'expression. Gracq est assurément l'un des prosateurs les plus allitératifs qui soient, mais mon expérience de lecteur le montre : toute prose un tant soit peu écrite joue sur les sonorités. Ce qu'on peut dire, sans doute, c'est qu'en poésie les allitérations s'exposent fièrement, alors qu'en prose, sauf effet spécial, elles restent en retrait, sous la surface, comme pour charmer le lecteur moyen sans qu'il s'en aperçoive. Mais ce qui est remarquable, justement, c'est qu'il arrive à l'allitération gracquienne d'affleurer, et même d'émerger, de s'afficher sans pudeur. Dans les exemples précédents, déjà, on a pu se dire par moments que Gracq forçait un peu la dose, de façon presque ludique, comme entraîné par une sorte d'ivresse sonore. Mais lorsqu'à la fin de son parcours, dans les Carnets du grand chemin, il nous balance, à la fin d'un paragraphe, un «...qui sentent le suint de brebis et la suie de buron», je me demande s'il n'y aurait pas là une touche d'auto-parodie, une esquisse de sourire, une ébauche de gag, et je me dis que l'humour chez Gracq, ce serait un sujet difficile, paradoxal, mais pas absurde — un beau sujet.

On peut remarquer cependant que dans les deux exemples plus haut (n°1), la séquence allitérative s'arrête avant le dernier mot du segment : «parfois moins... brochets géants... paresseuse du convoi...» comme si l'auteur un peu pompette se reprenait, comme si le conducteur levait le pied, tout de même.

Les sonorités sont si importantes pour notre auteur qu'il va bâtir autour d'elles une impressionnante typologie des poètes français. C'est dans ELEE toujours (p.180) :

«Il y a deux types de voix dans la poésie française. (...) Celle qui tend au staccato, riche en r, en consonnes fricatives et dentales, de la profération triomphante ; en elles se rejoignent par delà des abîmes Hugo, Mallarmé et Claudel, parfois Rimbaud. (...) Et celle dont tout l'insigne pouvoir consiste à filer sans la rompre et à boucler l'arabesque d'une cantilène magique : Lamartine, Nerval, Verlaine, Apollinaire.»

Ce point de vue qu'il serait facile, trop facile de mettre en pièces et que je trouve admirable, appelle au moins trois remarques :

D'abord, la critique mimétique poussée à son comble amène Gracq à unir les noms de ses poètes dans un alexandrin délicieusement berceur : «Lamartine, Nerval, Verlaine, Apollinaire» qu'on pourrait qualifier lui aussi de «cantilène magique».

Ensuite, ce que Gracq sous-entend, c'est que les écrivains ressemblent à leurs noms — il est vrai que Nerval et Apollinaire, avant Gracq, ont choisi le leur en y mettant le meilleur d'eux-mêmes.

Enfin, chacun des deux types de poètes est décrit avec une telle empathie, que s'il fallait ranger Gracq dans l'une ou l'autre des deux catégories, on serait bien embarrassé. On a plutôt l'impression qu'il appartient aux deux, ce Gracq dont je disais en commençant qu'il n'est pas simple, mais traversé d'élans contradictoires.



Nous n'avons pas encore parlé des sons vocaliques. Le moment est venu, qui va nous permettre d'observer plus précisément le déploiement de la phrase gracquienne.


Dans Lettrines I, Gracq parcourt en voiture, tôt le matin, la Montagne Noire. Il passe par «...des clairières petites et jeunettes, si fraîches et si matinales que malgré soi au fond de chacune d'elles on s'attendait d'entendre chanter le coucou. À chaque lacet qui me hissait plus haut le long de cet espalier tout emperlé d'une rosée baptismale, la respiration se faisait plus légère — au nord, de plus en plus loin, sous les réseaux de la brume, on voyait s'étendre les vastes plaines du Castrais — et de virage en virage il me semblait que je me haussais vers les royaumes du Matin.»

Qu'est-ce qui rend donc cette phrase magique à ce point ? L'extraordinaire image finale bien sûr, mais aussi, en grande partie, je crois, la succession des sons vocaliques.

«Clairières», «jeunettes», «fraîches», «elles», «attendait»... Un leitmotiv, un ostinato en [è], et à la fin, changement soudain : «coucou». Le chant de l'oiseau ressort d'autant mieux qu'il se détache sur un fond d'une autre couleur ([è], son plutôt gris, discret, fournissant un fond parfait), et que dans ce qui précède on n'a jamais entendu le son [ou].

Ce n'est qu'un début ! La phrase qui suit reproduit le même schéma. «Lacet», «hissait» ; «faisait», «légère» ; «plaines», «Castrais» ; «semblait», «haussais»... La note finale, cette fois, soigneusement évitée là aussi depuis trois lignes, c'est le [in] de «matin», avec son tintement argentin. Ce [in] n'a rien d'extraordinairement sonore, il n'imite pas ; sa force vient de sa position privilégiée (la fin de la phrase) et d'un soigneux travail de préparation, de sa mise en réserve avant le sprint final.

Ce n'est pas tout ! Dans la seconde phrase, les répétitions de [è] sont plus nombreuses (huit au lieu de cinq) et plus organisées : quatre groupes de deux, cette répartition par couples rappelant, à une plus petite échelle, le couple formé par les deux phrases. Une, deux ; une, deux... On dirait presque les lacets de la route, ou les marches d'un escalier invisible. Le réseau des [è] n'est pas seulement un fond statique, il est orienté, animé. Tout le passage déroule un lent mouvement d'amplification qui accompagne la montée de la route et du bonheur du voyageur.


Revenons sur ce coup de la voyelle finale inattendue, précédée par la répétition d'autres sons. Certains diront qu'il s'agit d'un schéma classique et qu'on est là dans le B, A, BA du bien-écrire. J'aimerais que tous nos auteurs soient au courant de cette règle. Gracq, lui, qui la pratique en virtuose, sait aussi l'enfreindre avec la même pertinence et le même bonheur. Voici une phrase qui à partir des mêmes matériaux que la précédente, dessine un schéma différent.

Dans Lettrines I toujours, nous sommes en Sologne, «Pays qui se referme et se pelotonne sur lui-même à la façon d'un ciel de nuages, et qui rend moins invraisemblable, à le visiter, l'équipée du Grand Meaulnes vers le château perdu : la lumière qui disparaît derrière les arbres, la bergère aperçue de loin dans une clairière, et sur laquelle les fourrés se referment avant qu'on l'atteigne.»

Cette fois, la phrase ne monte pas régulièrement vers un sommet, elle progresse vers un point central, puis s'en éloigne : flux et reflux. Là encore, cependant, tout s'organise autour de l'alternance entre sons vocaliques. Le fond, là aussi, est constitué par un tapis de [è], placés le plus souvent à des moments forts : «referme», «même», «ciel» ; «lumière», «disparaît», «derrière» ; «bergère», «clairière» ; «laquelle», «referme», «atteigne» — le son [è] ayant même, cette fois-ci, le dernier mot ! Le son vedette, soigneusement mis en réserve, cette fois c'est [u] : si l'on excepte un «du» et un «sur» très en retrait, [u] n'apparaît qu'au cœur de la phrase, en pleine lumière, avec «perdu», au moment du château entrevu, puis, écho affaibli, avec «aperçue», pour la seconde vision, celle de la bergère. À noter, pour renforcer l'effet de rideau qui s'ouvre et se referme, tout un réseau de symétries sur le thème [è, u, è] : les trois [è] au début et à la fin (que renforce la répétition de «refermer») ; schéma répété en petit, dans un mouvement non plus d'amplification mais de réduction, lorsque le second [u] («aperçue») est flanqué de deux mots, «bergère» et «clairière», contenant chacun deux [è].


Les exemples suivants sont tirés de Lettrines II.

«L'odeur du foin coupé inonde et baigne la terre, plus fine, plus immatérielle et plus enivrante que celle du maquis, et jaillit de tous les alambics de la prairie.»

Ici, on assiste à une expansion continue :

Dans les deux lignes avant cette phrase, il n'y avait pas un seul [i]. Et là, neuf en trois lignes. Les premiers discrets, les derniers plus affirmés, en position finale : [i] s'étale peu à peu et prend le pouvoir, comme l'odeur décrite.


Autre phrase, où cette fois le son dominant va et vient, n'occupant que certaines parties de la phrase.

«...un cirque de maisons, sur quarante kilomètres, fait la haie et se serre autour de ce vau-l'eau fangeux, comme pour retremper sa narine à la fermentation du marais originel.»

Le [è] s'installe en deux vagues bien séparées, cinq puis trois, tous sauf deux en position finale. Les premiers («fait la haie et se serre») se serrent en effet les uns contre les autres, comme les maisons ; tous ensemble piétinent sur place obstinément, traduisant à la fois l'immobilité stagnante et le remue-ménage de la fermentation.


Le premier exemple illustrait la répétition triomphante, le second, certes moins glorieux, grouillait encore de vie. Mais parfois, c'est encore moins brillant, la répétition suggère la monotonie :

«...un camion chargé de bois en grume cahote dans la trouée de la forêt et évacue au fil de la route le trop-plein de cet énorme vivier d'arbres — charroi presque naturel, à peine humain, comme l'eau monotone qui cascade par le déversoir du lac.»

Là, c'est [a] qui domine, présent sourdement d'abord, au début des mots, non accentué, «camion», «chargé», «bois en grume», «cahote», «évacue», puis au premier plan lourdement. «Cascade», «déversoir», «lac», ça se précipite, ça cascade, mais on a moins l'impression d'une plénitude finale que de quelque chose qui se vide, qui s'en va (les [r] ronflants du début se raréfient à la fin — une fin qui claque, mais sèchement, pauvrement).


Et enfin, dans Lettrines II toujours, ça se gâte carrément :

«...mais déjà il était clair que l'événement allait accoucher maigrement.»

Cette pauvre répétition de [man], c'est comme si après un saut on retombait au même endroit. On ne saurait mieux dire la déception.



Si les sonorités ont une importance extrême en prose comme en poésie, il est un autre paramètre plus essentiel encore, plus fondamental, plus profond : le rythme, qui est la base de tout. En prose tout comme en poésie, là encore. À cette différence près là encore que les rythmes de la prose sont plus variés, plus diffus. Je maintiens sans paradoxe qu'il est plus difficile d'écrire en prose — de bien écrire — que de faire des vers. Le vers, c'est un coup de main à prendre, la cadence est donnée, tandis qu'en prose il faut chercher à chaque phrase le bon rythme, celui qui correspond au sujet, à l'émotion à produire, un rythme qui va donc changer sans cesse.


Le rythme, dans son acception la plus simple, et en français du moins, dépend du nombre de syllabes. En lisant quelques rares auteurs, il m'arrive d'être arrêté dans ma lecture par une phrase dont le balancement, mystérieusement, me ravit. Il faut alors compter les syllabes pour comprendre pourquoi on est à ce point comblé. Flaubert est sans doute celui qui m'enchante ainsi le plus, mais Gracq ne vient pas loin derrière.

Exemple : la fin de la phrase sur la Montagne Noire

«...et de virage en virage il me semblait que je me haussais vers les royaumes du Matin.»

Et de virage en virage : 7 syllabes.

il me semblait : 4

que je me haussais : 4

vers les royaumes : 4

du Matin : 3

On pourrait découper autrement, réunir les deux segments finaux pour obtenir un schéma 7 + 4 + 4 + 7, bien symétrique, lequel pourrait suggérer que la montée est régulière, que la scène baigne dans l'harmonie, et que l'arrivée dans le royaume n'est pas une surprise, que le bonheur final est déjà contenu dans la montée elle-même. Tout cela ne me paraît pas faux du tout ; je crois seulement que ce qui domine dans cette phrase, son épine dorsale, c'est la régularité de l'ascension, marquée par la succession des segments de quatre syllabes.

Et ce qu'il est temps de noter, c'est que les rythmes, les sonorités et le reste n'agissent jamais seuls, mais qu'ils s'épaulent mutuellement. On voit nettement ici combien les répétitions de mots («de virage en virage») et les répétions de sons (l'assonance «semblait» / «haussait») soulignent avec force la régularité du mouvement d'ensemble.


Mais le rythme, ce n'est pas seulement le nombre de syllabes. C'est aussi les variations dans la longueur des mots et des membres de phrases, le jeu de longues et de brèves que cela entraîne, les équilibres et les contrastes.

Gracq évoque ce point-là dans ELEE (p.76) à propos de Flaubert :

«Comme elle est morne dans sa monotonie, la chute de phrase de Flaubert ! Quelquefois, il est vrai, il part d'un mouvement assez vif, mais c'est comme un ruisseau allègre qui court immanquablement se jeter dans une mare. Le rythme de l'anapeste : brève — brève — longue, étendu aux membres de la phrase, semble chez lui presque une nécessité respiratoire.»

Revoici le mimétisme gracquien !

D'abord, la seconde phrase, scandée par la ponctuation, reproduit le rythme décrit, à savoir du bref suivi par du long : «Quelquefois, il est vrai, il part d'un mouvement assez vif, mais c'est comme un ruisseau allègre qui court immanquablement se jeter dans une mare.» La longueur de l'adverbe contribue vigoureusement au rallongement de la sauce.

Ensuite, là encore, ce sont les sonorités qui ponctuent le rythme : l'anapeste (mot très réussi, lui-même anapestique par son rythme) est secrètement figuré dans cette même phrase par le son [a] qui revient trois fois : «allègre», «immanquablement», «mare», bref les deux premières fois car non accentué, long la dernière fois, car accentué et prolongé encore par une consonne longue, puis un e muet. Enfin, l'assonance «mare» / «respiratoire» à la fin des deux dernières phrases suggère là aussi qu'on piétine, qu'on n'avance pas.


Deux petits exemples tirés de Lettrines pour illustrer deux figures simples et classiques.

D'abord, un rythme en expansion, non plus méandreux et cafardeux comme le précédent, mais triomphant. Gracq évoque son avant-guerre «jeune, joueuse, éventée, aventureuse, détachée comme aucune...». Soit 1 + 2 + 3 + 4 + 6, dilatation euphorique face au monde qui s'ouvre et s'élargit devant le jeune homme, histoire d'illustrer d'avance la phrase qui suit : «jamais les routes de France ne s'ouvrirent si fraîches».


Ailleurs, à propos des photos de grands artistes prises dans leur jeunesse : «...ce qu'elles traduisent de mou, d'informe, d'indécis, de larvaire.»

Cette fois, la progression est contrariée.

Les adjectifs, de plus en plus longs («mou», «informe», «indécis») cherchent à s'étaler, à grandir, mais ce mouvement s'inscrit dans un cadre qui la neutralise, à savoir un rythme plat, statique, indécis lui-même : «de mou, d'informe», 2 + 2 ; «d'indécis, de larvaire», 3 + 3.



À vrai dire, si ces figures sont exécutées avec une parfaite maîtrise, ce n'est pas là que Gracq se montre le plus original. Si l'on passe, comme par un fondu enchaîné, du rythme à l'ordre des mots, on sera davantage surpris.


L'antéposition du verbe n'est plus tellement rare en français écrit, mais Gracq, coutumier du fait, va parfois assez loin. Ainsi, dans Les eaux étroites :

«Presque aussitôt venait battre un instant le bordé l'écho à la fois caverneux et étoffé de la voûte du pont de pierre.»

Le but n'est certes pas de se livrer à des acrobaties gratuites : l'essentiel pour l'auteur n'est pas le mouvement infime et momentané de l'écho ; il l'expédie d'abord pour mieux dessiner le tableau en terminant par l'image de la voûte, évoquée par la structure en arche ABA des «de» encadrant le «du».


Plus fort encore, ce grand écart syntaxique dans les Carnets du grand chemin :

«— ensevelie, bâillonnée par le brouillard, il me semblait que se dressaient devant moi toutes les magies protectrices qui défendaient l'approche de l'Ultima Thule

Entre «ensevelie» et son référent «Ultima Thulé», sujet virtuel de la phrase, placés aux deux bouts de celle-ci, viennent se dresser plusieurs écrans grammaticaux (deux relatives, trois verbes), comme pour figurer les «magies protectrices» en question.

(Je demande à Annie Saumont, pourtant assez gonflée question syntaxe, si elle oserait écrire une phrase pareille. Réponse : Non.)


Dans les Carnets du grand chemin toujours :

«C'est là que pour la première fois — gravies les sombres pentes boisées qui donnent accès de Mende au Causse de Sauveterre — j'ai eu la révélation du midi sans couleur.»

Ce qui peut passer pour une audace moderniste, c'est en fait le bon vieux ablatif absolu latin. Gracq nous le dit lui-même (ELEE, p. 255) :

«J'ai toujours eu tendance, quand j'écris, à user de l'élasticité de construction de la phrase latine, ne me souciant que de façon très cavalière, par exemple, de la proximité du pronom relatif et du substantif auquel il renvoie.»

Et plus loin :

«C'est le libre mouvement orienteur de la phrase qui me guide, et non les solides sutures de la syntaxe française, qui veut qu'on rapproche toujours étroitement les deux bords avant de coudre.»

Gracq ne s'astreint pas à préciser sans cesse qui fait quoi, à remplacer «il» par «celui-ci» ou «ce dernier», il ne veut pas, dit-il, devoir toujours «tendre les rênes». Il aime «le mouvement lié et souple du discours qui anime un livre».

Il y avait chez l'homme Poirier une certaine raideur apparente qu'on a trop tendance à plaquer sur l'œuvre de Gracq : il y a en elle, à plusieurs titres, un refus de la raideur. C'est pourquoi cette image du cavalier («de façon cavalière», «tendre les rênes») me plaît tant : elle le dépeint de façon très juste, avec son mélange de tenue et d'abandon, de discipline et de liberté.


C'est sans doute la liberté, le mouvement qui l'emportent. Au fond, mine de rien, Gracq est un rebelle, ou du moins un farouche individualiste, en écriture comme ailleurs. Il refuse, comme tout véritable écrivain d'ailleurs, le français littérairement correct, académique, ce que j'aime appeler le français d'éditeur. «La correction absolue, écrit Gracq, ne [témoigne] de rien d'autre que d'un sentiment banalisé, anonyme de la langue.» (ELEE, p.74)

Les répétitions qui effarouchent tant, aujourd'hui encore, nos vieux scrogneugneu, Gracq s'en moque : «Pourquoi proscrirais-je les répétitions de mots, puisque c'est la contorsion de la périphrase destinée à les éviter qui m'est à moi désagréable ?»


De même, on est surpris de remarquer chez cet enchanteur qu'est Gracq des infractions plutôt voyantes aux règles du savoir-écrire. Dans les seuls Carnets du grand chemin, il y a au moins trois doubles hiatus assez violents tout de même : «...on s'attend malgré soi à apercevoir» ; «serré et aérien» ; «et où on». Dans ce dernier cas, il était facile d'éviter la moitié du hiatus par un l'... Conclusion : l'oreille hypersensible du maître se fiche des hiatus.

On trouve également chez Gracq ces doubles, voire triples génitifs qu'un Flaubert, par exemple, fuyait comme la peste. On trouve aussi des relatifs en cascades. Dans les Carnets du grand chemin encore : «Heureux qui sait quitter à temps le grand chemin pour s'engager sur la petite route blanche qui escalade ses jardinets en terrasses et l'anneau de ruelles herbeuses qui l'enserre...» On est loin ici de l'élégance classique, mais on peut voir dans ces trois «qui» les petits cailloux blancs, ou les bornes qui balisent les tournants d'une route qui tourne et qui vire. De même, dans Les terres du couchant, on lit : «il pensa qu'il était profondément heureux, c'est-à-dire qu'il sentit qu'il allait cesser de l'être.» Et là encore, je suis plutôt convaincu par cette syntaxe qui devient noueuse et désagréable pile au bon moment, cette espèce de grimace grammaticale.


La ponctuation de Gracq, elle aussi, n'est pas toujours orthodoxe. On se limitera ici au plus frappant, à savoir les deux points et les tirets.

Les signes de ponctuation, nous dit Gracq, servent essentiellement de césure, mais les deux points, c'est différent : «Dans les deux-points s'embusque une fonction autre, une fonction active d'élimination ; ils marquent la place d'un mini-effondrement dans le discours, effondrement où une formule conjonctive surnuméraire a disparu corps et biens pour assurer aux deux membres de phrase qu'elle reliait un contact plus dynamique et comme électrisé : il y a toujours dans l'emploi des deux-points la trace d'un menu court-circuit. (...)

Cette notion de courant électrique est centrale, je crois. Nous sommes souvent électrisés en lisant Gracq, par la rapidité de l'écriture, ou par la perfection de sa lenteur, par l'inattendu et la splendeur de ses images, mais aussi par la ponctuation donc, et par les tirets notamment, plus encore que par les deux points. Les merveilleux tirets, le suspens théâtral qu'ils imposent, l'énergie qu'ils accumulent avant de relancer la phrase, ces tirets que certains puristes détestent et dont Gracq se délecte. Il y a dans «Le grand jeu», l'un des poèmes en prose de Liberté grande, les tirets les plus impressionnants que je connaisse. Les quinze visions qui composent le texte sur une seule phrase de deux pages sont séparées (ou reliées ?), de façon d'autant plus frappante que contraire aux usages français, par autant de tirets dont le retour agit comme une passe magnétique, hypnotique, et contribue à faire de cette phrase la plus chargée, au sens électrique, que j'aie jamais lue.

Mais le charme des tirets n'a besoin que d'une ligne pour agir. Un beau ténébreux : «Elle — c'est dérisoire à dire — elle est très belle — belle comme en songe.»

Les deux premiers tirets forment un couple, très classiquement, tandis que le dernier, non moins classiquement, est solitaire. Mais à la lecture l'effet est tout autre : la phrase bégaie d'émotion, freine peu à peu, s'immobilise pour nous laisser contempler la beauté, quittant le temps réel pour celui du songe.


Et voici les italiques, dont les textes de Gracq fourmillent. Les lettres italiques sont délicieusement ambiguës : elles baissent humblement la tête et en même temps elles soulignent, elles insistent ; le lecteur à haute voix ne sait pas si elles demandent qu'on hausse le ton, ou qu'on le baisse pour mieux se faire entendre. Les italiques entourent le mot d'un halo de sous-entendus possibles. Vu à travers cette loupe, il acquiert une substance plus dense, plus subtile et chatoyante.

Dans Un beau ténébreux, dans une lettre écrite par l'un des personnages, quatre mots sont italicisés dans la même page : «pour nous éviter tout dérangement. Je ne le supporterais pas.» Ici, c'est violent comme un coup de poing sur la table. Et juste après : «Nous avons encore le temps.» Sous-entendu : attention, pas pour longtemps. Plus loin : «Quelqu'un qui dort à la belle étoile.» Des guillemets feraient l'affaire, mais ce sont des lourdauds brutaux qui prennent le mot entre leurs pincettes et Gracq ne les aime guère. Ces italiques-là nous disent : 1) Permettez que je recoure à l'expression consacrée. 2) Regardez-la bien, elle est belle, non, n'ai-je pas bien choisi ? Il y a là, comme souvent dans les italiques, un clin d'œil dans la voix, une connivence, un vous-voyez-ce-que-je-veux-dire-n'est-ce-pas ? Nous sommes entre initiés.

Quant à «lourd» en italiques dans «Le vers lourd de Baudelaire», il nous dit au moins deux choses : 1) C'est là le mot important, et appuyer dessus fait sentir tout son poids ; 2) Attention, je ne l'emploie pas dans son sens habituel, il s'agit là d'une lourdeur positive.

Sur la couverture de ELEE, on a choisi le romain pour «en lisant» et l'italique pour «en écrivant». Autrement dit : la lecture, très bien, mais l'écriture... c'est autre chose.

L'amour de Gracq pour les mots, voilà ce que révèlent surtout les italiques. Elles sont voluptueuses, elles aussi. On imagine Gracq prenant le mot choisi dans ses mains, le soupesant, le caressant... Le mot qu'il compare quelque part à un être vivant, un gibier «dont je guette avec patience le surgissement dans les parages d'un autre qui me sert d'appât».


Je prévoyais un paragraphe sur Gracq néologiste, j'avais repéré à cette intention, entre autres, «égrisé de soleil», une «cité mal garnisonnée», un «troupeau bien gymnastiqué», un «défilé tintamarresque», un «embonpoint gangréneux», un «hérissonnage», un «lézardement», «le tintement résurrecteur de l'eau» et «la priapée des gratte-ciel» (un peu d'érotisme, enfin). Or, vérification faite dans le Robert historique, tous ces mots sont attestés, quoique peu usités, dans un passé plus ou moins lointain. Gracq est donc l'un de ces écrivains, finalement assez rares, qui ne créent pas de mots. Sa spécialité, c'est le paléologisme, le mot oublié de tous, absent des dictionnaires contemporains, qu'on tire de la tombe comme un lapin d'un chapeau, vieux et neuf à la fois.

On peut diagnostiquer là une connaissance pointue des textes anciens, un refus vaguement aristocratique du tout venant, du prêt-à-porter lexical, et une volonté de précision expressive : si Rimbaud est un «insurgent», c'est sans doute que le mot «insurgé» ne convenait pas, que l'insurrection réclame un participe actif.


Un mot sur les adjectifs, que nos manuels du bien écrire voient d'un sale œil, et dont Gracq, au début de son parcours, fait un usage carrément orgiaque. Avec Un beau ténébreux, ça commence très fort dès le titre. Le livre entier grouille d'adjectifs, qui lui donnent un côté touffu, étouffant qui ne manque pas d'allure, même quand on préfère le Gracq ultérieur. Mais si son écriture, avec le temps, est devenue plus sobre et concentrée, il n'a jamais renié l'adjectif, heureusement : n'oublions pas que parmi les accros à l'épithète, il y a MM. Marcel Proust et Claude Simon, ce qui n'est pas rien — même si Gracq demeure champion de France en la matière, ad vitam aeternam sans doute.


Pour en finir avec les noms, il y aurait aussi beaucoup à dire sur les noms propres créés par l'auteur. Je me bornerai à citer deux exemples pris dans Un balcon en forêt, cette merveille, dont je ne peux pas ne pas citer en passant sa première phrase :

«Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l'aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait.»

La petite ville de Monthermé, base arrière des opérations, devient Moriarmé, mot ouvertement évocateur, puisqu'il contient l'armée et la mort à venir, mais ce n'est pas tout : dans Moriarmé, une oreille fine peut entendre Mortefontaine et Pontarmé que fréquenta Nerval, et c'est mystérieusement toute la magie nervalienne qui vient rôder dans la forêt ardennaise.

Quant à son héros, qui est aussi son double, Gracq lui donne le nom de Grange : un nom proche du sien mais différent, histoire de dire : ce personnage, c'est moi et ce n'est pas moi ; un nom qui commence comme le sien pour bifurquer dans une tonalité plus douce et rêveuse, évocatrice de campagnes perdues. Un nom qui soit dit en passant, est plus que Gracq dans la tonalité des dernières œuvres de l'auteur...



Conclusion : le style d'un auteur, j'espère l'avoir montré, n'est pas un simple ornement, mais une façon d'être. Autant que par ses sujets, Gracq nous parle par les couleurs et les mouvements de sa prose à la fois lourde et légère, lente et rapide. Sa musique nous entraîne, nous incite à vivre dans son tempo. Dans une autre superbe page d'ELEE, Gracq se demande quel est le tempo de Laclos, de Stendhal, de Baudelaire, de Flaubert. Et le sien ? Je dirais andante. Andante con moto, et parfois, oui, presque giocoso. Je ne sais si j'ai suffisamment parlé de sensualité, mais j'ai beaucoup parlé d'alacrité, d'allégresse, de bonheur. D'autant que vous parler de lui, ici, aujourd'hui, est pour moi un bonheur extrême. Gracq écrit quelque part «j'entre en Stendhalie, comme je rejoindrais une maison de vacances». Eh bien c'est ce bonheur-là que la Gracquie me donne.

Pour terminer je vais laisser la parole à celui qui nous a rassemblés. C'est la première phrase des Eaux étroites, qui est un pur bijou elle aussi. J'ai écrit naguère toute une page sur elle (cf. «En marchant, en écrivant», Coups de langue 08-09). Et en l'écoutant vous devinerez pourquoi je l'ai choisie.


«Pourquoi le sentiment s'est-il ancré en moi de bonne heure que, si le voyage seul — le voyage sans idée de retour — ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s'apparente au maniement de la baguette de sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l'excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d'attache, à la clôture de la maison familière ?»



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