PAIR/IMPAIR


PAIR ET IMPAIR (suite)


Qu'est-ce qui fait vivre une phrase, lui donne son mouvement, son caractère, son pouvoir d'émouvoir ? Essentiellement, son rythme. Et qu'est-ce qui donne vie à ce rythme ? Les variations de la longueur des segments, bien sûr, mais aussi, et surtout peut-être, les relations entre les deux grandes familles de rythmes : pairs et impairs. Les premiers du côté de l'équilibre, de l'harmonie, de l'immobilité aussi — qui est tantôt un bien, tantôt un mal ; les seconds pouvant exprimer selon les cas l'élan, le suspens, le désordre, la boiterie. Le pair et l'impair ont donc chacun une double face, versant euphorie, versant malaise.

J'ai déjà beaucoup parlé d'eux, mais j'y reviens encore tant c'est important pour moi. Je ne me lasse pas de démonter les phrases, comme d'autres leur vélo, afin de comprendre pourquoi certaines roulent bien et d'autres ne tournent pas rond.


«Vous restez prisonnière d'un passé qui vous nuit et conspire à vous nuire. Vous vous y complaisez, et vous n'avancez pas.»

L'auteure, Chloé Delaume, a écrit tout un roman dans une prose composée uniquement d'alexandrins (en faisant les élisions). Dans un autre roman, Ma maison sous terre, l'alexandrin affleure par moments. Ces deux phrases, pour moi, sont scandées naturellement ainsi :

Vous restez / prisonnière / d'un passé / qui vous nuit / et conspire / à vous nuire // Vous vous y complaisez / et vous n'avancez pas.

Soit, dans la première phrase, six fois trois syllabes à la suite, formant un alexandrin et demi. Trois syllabes, rythme impair ; des segments qui se regroupent de préférence trois par trois, avec mini-césure après «passé», soit deux groupes de neuf syllabes. Mais ce qui est remarquable dans cette phrase, c'est que malgré ses cellules de base impaires elle est globalement paire, qu'elle fabrique du pair avec de l'impair, du fait du redoublement des rythmes, aussi vrai que deux fois trois six et deux fois neuf dix-huit. D'autant que la phrase d'après, avec son 6+6 bien appuyé, fait triompher l'alexandrin. «...qui vous nuit et conspire à vous nuire» est d'ailleurs une citation quasi littérale d'un vers du Phèdre de Racine.

Ce qu'on entend là, c'est ce qui est écrit noir sur blanc : on piétine, on n'avance pas. Et l'on trouve dans ce ressassement qui nous berce une ombre de plaisir.


«...et il était venu là, dans cette ville d'eaux, pour se soigner, mais en réalité, comme il l'avait confié à des amis avec cette ironie appliquée à lui-même, cette féroce modestie, cette humilité que nous lui connaissons, pour «crever».

Oublié de noter le nom de l'auteur ! Dommage, il mérite un grand bravo.

Cette belle fin de phrase peut se décomposer comme suit : 6 / 4 / 4 / 6 / 6+4, 6+6 / 6 / 5+6 / 3. Une impressionnante série de rythmes pairs (à part «cette humilité», dissimulé au début d'un segment de phrase, aussitôt contrebalancé) pour que paraisse plus abrupt, plus violent, l'impair des trois syllabes finales, qui vient en effet crever le ballon patiemment gonflé de ce qui précède.


«Mais je marche déjà dans un rêve, parmi la houle des champs de blé.»

Fin de chapitre dans un roman d'Alain Gerber. Fin idéale. Neuf syllabes suivies de huit, impair, puis pair : comme en musique classique, dissonance qui fait attendre, puis ressortir la consonance paisible de l'accord final. Ce 9+8 se décompose en 3+3+3 / 4+4. Autrement dit, une finale très carrément paire précédée d'un impair très atténué — 3+3+3 est le plus posé des rythmes impairs, et ce bout de phrase en particulier, à peine coupé (avec sa première césure escamotée), comme en suspens, respire le calme et la douceur.


Attention : compter les syllabes ne suffit pas toujours. Le jeu entre pair et impair se joue aussi au niveau des mots, ce qu'illustre bien cette phrase :

«C'était donc vrai : les pasteurs, les bergers, les chevriers d'Hésiode ou de Virgile s'aventuraient dans les forêts, sur les montagnes, dans les ravins, pour y poursuivre une brebis, un agneau qui s'était écarté du troupeau.»

Thierry Laget débute ainsi ses Bergers d'Arcadie.

Pour donner le ton, suggérer ce rêve d'harmonie heureuse qu'est l'Arcadie, Laget fait alterner le pair et l'impair ainsi :

les pasteurs, les bergers, les chevriers 3 éléments

d'Hésiode ou de Virgile 2 «

(s'aventuraient)

dans les forêts, sur les montagnes, dans les ravins, 3 «

(pour y poursuivre)

une brebis, un agneau 2 «

qui s'était / écarté / du troupeau 3 «

Les éléments qui passent au premier plan, vu la présence permanente des dénombrements, sont des groupes de mots, sauf à la dernière ligne, où l'on recommence donc à compter les syllabes. À noter que là aussi l'ensemble de la phrase est du côté de la stabilité rythmique : les parties paires le sont de façon affirmée (six syllabes les deux fois) et l'impair se voit à chaque fois estompé : le premier segment est un décasyllabe (3+3+4), le second un alexandrin (4+4+4), le troisième un 3+3+3, cellule rythmique dont on vient d'apprécier l'équilibre.

Résultat : une phrase ample, à la fois régulière et variée, belle comme un tableau de Poussin.


Dans sa préface aux Poésies de Marceline Desbordes-Valmore, Michel Deguy écrit que la poétesse a préservé dans sa vie d'adulte «l'idée du bonheur qui s'attache à des choses simples, à des travaux sans surprise, à des vies sans événements».

La cellule de base (sept syllabes) est impaire, et répétée trois fois, encore un nombre impair. Mais la répétition de ce rythme tire la phrase vers l'équilibre, d'autant qu'elle s'assoit sur deux symétries intérieures : ce 3+4 / 4+3 / 3+4 peut en effet se lire ainsi : 3 / 4+4 / 3+3 / 4.

Ce dont rêve la poétesse, cette vie calme et régulière mais sans monotonie, nous est rendu plus sensible par cet harmonieux mélange de pair et d'impair, ce discret et subtil chatoiement rythmique.



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