«Nous sommes un groupe d'experts, de mères et pères de familles, d'innovateurs, de botanistes, d'agriculteurs et de penseurs à la recherche d'une même chose : une alimentation riche, abondante et saine pour le plus grand nombre.»
Non, ce n'est pas de la littérature, mais un texte publicitaire pondu par un rédacteur anonyme. Il n'a rien à faire, dira-t-on, dans cette noble rubrique où j'analyse les beautés des Grandes Œuvres. Sauf qu'en le lisant sur un site Internet, un peu moins distraitement peut-être que l'internaute normal, déformation professionnelle oblige, j'ai dressé l'oreille. Je me suis mis à l'analyser comme si c'était du Flaubert ou du Gracq et l'ai trouvé décidément bien torché. Comme quoi on aurait tort de mépriser tout ce qui n'est pas estampillé littéraire. Dès qu'il y a des mots assemblés, il y a «effort au style», comme disait Mallarmé. Un travail d'artisan peut contenir beaucoup d'art, et entre l'artisan et l'artiste, je ne sais pas toujours où placer la frontière. Je n'oublie pas que Mihàlis Ganas, l'un des plus grands poètes grecs vivants, a longtemps gagné sa vie en rédigeant des textes de pubs.
Et il en faut, de l'art, en l'occurrence, pour donner une image favorable d'un client dont l'activité détestable lui vaut une réputation qui ne l'est pas moins.
Oui, il s'agit de Monsanto.
Le site de cette multinationale de l'agro-alimentaire, empoisonneuse de la planète et affameuse des populations (www.decouvrir.monsanto.fr), est un chef-d'œuvre de mensonge doucereux et d'hypocrisie lénifiante dont il faudrait analyser l'ensemble, images comprises. À commencer par le nom de la firme, somptueuse trouvaille, avec sa coloration vaguement religieuse et l'allusion à la santé (dans certaines langues au moins). Monsanto, ô montagne sainte ! ô mon ange, gardien de ma santé !
Mais voyons la phrase en question, travail exemplaire d'un ou plusieurs orfèvres grassement payés pour nous entuber en douceur.
Non, Monsanto n'est pas une world company totalitaire, une immense machine impersonnelle cherchant à imposer une pensée unique ! La phrase commence par «nous sommes» et s'achève par «le plus grand nombre» : nous sommes des êtres humains, nous (le producteur) autant que vous (le consommateur), tous dans le même bateau, solidaires, appelés à nous entendre. On a même rajouté un s à «familles», risquant une faute de français (volontaire ou non ?) afin que le pluriel prolifère ici comme le grain des moissons miraculeuses.
À l'intérieur de ce cadre, un autre thème apparaît, celui de la compétence et du savoir. À Monsanto nous sommes des «experts» et des «penseurs». À noter que ce thème encadre lui aussi la phrase, étant situé à ses deux extrémités, juste après puis avant le précédent : nous, experts ; penseurs, grand nombre.
Attention, nous ne sommes pas de froids scientifiques ! L'expert du début est nuancé, enrichi par le penseur de la fin. Monsanto, en fait, c'est toute une philosophie. Quant au «botaniste», qui nous évoque un doux rêveur batifolant dans la campagne, il atténue ce que «innovateurs» pourrait avoir d'effrayant pour certains et contribue à nous endormir.
L'expert, le penseur et le botaniste aussi sont des hommes de savoir, des spécialistes, membres d'une élite, mais là encore attention : nous autres à Monsanto, nous sommes aussi, ô miracle, de simples mortels comme vous ! Des paysans («agriculteurs») ! des mamans et des papas ! Admirons comme ces extrêmes viennent gentiment s'accoler : juste après l'expert, papa et maman ; juste avant le penseur, l'agriculteur ; au milieu, main dans la main, l'innovateur audacieux et le botaniste tranquille. Trois couples se succèdent, faits de personnes différentes mais complémentaires et l'énumération avance tranquillement, portée par le balancement doux de sa triple alternance, tandis que s'y superpose, à l'échelle de la phrase entière, le schéma du cadre décrit plus haut, répété finalement trois fois («nous» / le savoir / les gens simples... les gens simples / le savoir /»le plus grand nombre»), dans un chiasme savant, abccba, porteur d'équilibre et d'harmonie. Cette symétrie sereine et apaisante se retrouve plus tard dans «riche, abondante et saine» où les deux monosyllabes encadrent la majestueuse épithète centrale.
À quoi s'ajoute le doux massage verbal des assonances, trois fois [èr], puis trois fois [eur], en deux vagues de longueur paisiblement égale.
Beau boulot, n'est-ce pas ? Combien d'écrivains officiels en feraient autant ? On aimerait féliciter les auteurs. Mais oseront-ils, les malheureux, avouer que pour payer des smartphones aux gosses ils ont dû se vendre à Monsanto ?