Le français d'éditeur, appelée bon français par ceux qui en ont fixé les normes et ceux qui les appliquent docilement, a codifié avec soin la ponctuation elle-même. Les virgules, par exemple, doivent suivre et baliser la construction syntaxique, et en même temps scander le texte le plus régulièrement possible, ménageant ainsi des pauses raisonnables pour souffler.
Cela est bon, dans un sens. La présence majoritaire dans l'édition de textes passés à cette moulinette vieillotte, standardisés, pasteurisés, affadis par une ponctuation machinale, met en valeur par contraste les écrits que nous aimons, ceux qui ont une façon bien à eux de bouger, de respirer et dont on a respecté le caractère ; qui sont, entre autres, ponctués d'une façon déraisonnable en apparence, mais raisonnée, laquelle peut nous choquer d'abord avant de nous charmer.
«...groupe de vieilles femmes en robe de chambre s'efforçant de boire une tisane ou un thé au goût de carton dans un réfectoire où un sapin de Noël décoré que personne ne regarde clignote sans fin —» Jean-Christophe Bailly
Non, JCB n'est pas un ignorant, ni même un distrait, mais l'un de nos auteurs vivants les plus fins, qui par la seule suppression des virgules rend ici sa phrase désertique, interminable, étouffante comme la scène qu'il évoque.
«Au lieu de grogner en cherchant l'appareil à tâtons dans l'obscurité comme il en avait l'habitude quand le téléphone sonnait au milieu de la nuit, Maigret poussa un soupir de soulagement.» Simenon
Tout ce début sans virgule, c'est bien trop long ! diraient nos correcteurs. Simenon a bien fait d'insister : on n'entendrait pas aussi bien, sans ce long prélude pareil à un ressort progressivement tendu jusqu'au malaise, le soupir de soulagement final.
Et voici mon cher André Dhôtel, dans son ultime roman, l'étrange et extrême Lorsque tu reviendras.
«Depuis six mois Antonis avait pris l'habitude. Il accomplissait sans peine diverses activités quotidiennes en vérité dans un ordre toujours différent.»
L'auteur montre avec une audace tranquille que lesdites activités sont exécutées rapidement sans s'arrêter sans y penser.
«Cette mer à laquelle il donnait toute sa pensée c'était proprement l'inaccessible beauté toujours au-delà du présent et de l'avenir mais qui entrait dans ses veines.»
Encore deux virgules obligatoires sautées. Histoire d'évoquer d'une seule haleine quelque chose d'immense dans un temps suspendu qui fait que rien que de le voir on plane dans cette immensité.
«Il eut beau s'efforcer de converser de la façon la plus courtoise avec Pelagia et Antigoni à chaque instant il était saisi par une distraction qui l'empêchait de se rapprocher de l'une ou de l'autre.»
Virgule manquante, conversations ratées, tout déraille.
On voit, dans ces divers passages, l'absence de virgules jouer deux rôles différents : tantôt elle allège la phrase et l'accélère, tantôt, au contraire, elle supprime les points de repère et suspend le temps. Tout dépend du contexte.
Rajouter des virgules, en revanche, ralentit presque toujours l'allure. Comme le remarque Chevillard, invoquant son lecteur : «...je place à sa seule intention dans mes textes ces petits fanions de slalom chicanes cassis ralentisseurs afin de lui éviter dérapages accrochages télescopages...»
Et si, au contraire, on multiplie les virgules ?
«...illuminé par un reflet d'incendie, embrasé, flamboyant, puis, brusquement, s'éteignant, gris.» Claude Simon, Les géorgiques.
Ça non plus, les éditeurs n'aimeraient pas. Il faut sans doute avoir le Nobel ou un éditeur atypique, Jérôme Lindon, pour faire accepter ça. Pourtant il faut bien, pour accompagner un ralentissement aussi brutal, que la phrase hoquète ainsi, comme une machine qui va rendre l'âme.