RIMES EN PROSE RATÉES


«...ses semelles ne font aucun bruit sur la moquette bleu nuit».

[ui], [ui] : répétition trop voyante ici. La moquette étouffant le bruit des pas, les sonorités devraient se faire discrètes.


«Parfois encore un vent fort qui soudain s'arrête à l'entrée des ports.»

Comme il s'agit d'un poème en prose, le traducteur a sans doute pensé qu'il fallait mettre de la rime. Seulement voilà, ainsi composée, avec ces trois [or] dont deux sur les deux temps forts, la phrase évoque la stabilité, la continuité — tout le contraire de la rupture dont il est question à la fin. Il suffirait d'intervertir :

«... qui à l'entrée des ports soudain s'arrête.»


«En plus de m'être agréables, quelques conseils m'auraient sans doute été profitables.»

Le profit vient en plus ? Il serait bon que la phrase apporte quelque chose de neuf à la fin, qu'elle avance, au lieu de piétiner. «...m'auraient sans doute profité» ? À la réflexion, il suffirait peut-être d'une inversion : «m'auraient été profitables sans doute». La phrase prendrait ainsi son essor, et le [-able] répété ne serait plus une répétition statique et lourde, mais une addition, un empilement, un mouvement.


[Le monde] «disparaîtrait de lui-même, chaque jour émoussant un peu plus l'acuité de ses élancements, jusqu'à les amortir définitivement.»

[an], [an], [an] final. La phrase décrivant une disparition, j'aurais pour ma part fait disparaître [an] à la fin en terminant par une note nouvelle. Exemple : «Jusqu'à les amortir une fois pour toutes».

Oui, mais l'auteur de cette phrase n'est pas n'importe qui, il doit savoir ce qu'il fait. La lourdeur de l'adverbe final est sans doute voulue (n'est-ce pas un hommage au fameux «alternativement» de Flaubert à la toute fin d'»Hérodias» ?). Ce qui est mimé dans cette phrase, ne serait-ce pas, au lieu du résultat de l'action, l'action elle-même, ce travail d'usure lente et continue ?


«...sous sa maigre chevelure révélant aux racines l'âge de sa dernière teinture.»

La vraie couleur, cachée, apparaît par surprise en fin de phrase ; elle doit donc, me semble-t-il, être dite non par la même sonorité que ce qui la recouvre, mais par un son neuf, surprenant, discordant. Pourquoi pas «...révélant aux racines sa vraie couleur» ? Pour mieux frapper, la révélation se doit d'être brève.

Oui, mais là aussi, le but de l'auteur n'est-il pas différent du mien ? Veut-il frapper, ou plutôt, au contraire, de façon non moins légitime, enliser sa phrase dans le terne et le moche au moyen de ce double [-ure] lourdingue ?



«Il était persuadé qu'il allait finir par rentrer, que la jeunesse, à force de ne pas s'en servir, allait revenir». Julien Bouissoux

Pour saluer un afflux de forces nouvelles, il faudrait logiquement finir par un son nouveau. Mais la répétition de [ir] n'est sans doute pas une maladresse : elle laisse entendre que le personnage a beau être persuadé, il se trompe, nous savons bien que la jeunesse ne revient pas. La musique de la phrase dément subtilement son contenu.

Quelques pages plus loin :

«J'ai réveillé les bruits de mon enfance, de mon adolescence, des week-ends écourtés, des visites ratées, sous mes semelles bruissait un sol que je m'étais juré mille fois de ne plus jamais fouler.»

[ance] deux fois, [é] trois fois, dont une à la fin de la phrase, retour insistant des souvenirs. Là encore, la promesse de ne plus revenir sur les mêmes lieux est effacée implicitement par le retour du [é]. Reprendre le même son, fouler les mêmes terres, c'est tout comme.


«Le petit-déjeuner fut somptueux. Le temps en revanche n'était pas fameux.»

La rime serait légitime si la météo était à l'unisson du petit-déjeuner. Comme ce n'est pas le cas, j'éviterais ici la rime. «Le temps, lui, pas terrible» ? Oui, mais en tâtonnant je m'aperçois que «Le temps, lui, pas fameux» ne me déplairait pas non plus. Le problème ici n'est pas la rime, c'est «en revanche» qui gâche tout. La rime qui d'habitude sert à insister, à confirmer, peut aussi se charger du contraire — à condition que la seconde partie de la phrase, qui vient infirmer la première, soit plus brève et percutante, prenant ainsi la forme d'un écho ironique, d'un tac au tac. Genre tu parles, Charles.



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