Une certaine tradition française fuit les répétitions. Certains amateurs de beau style, on le sait, jugeaient (ou jugent encore ?) un écrivain à sa faculté de ne pas user deux fois d'un mot dans la même page. Cela vaut également pour les tours grammaticaux et les sonorités. Le retour de l'une d'elles, consonantique ou vocalique, serait un effet décoratif réservé à la poésie. Le grand style à la française impose d'éviter tout piétinement, car il importe, afin que cela coule bien, de dérouler la phrase en déployant un arc-en-ciel de sons différents, tel un paon qui fait la roue, et d'exhiber ainsi toutes les richesses d'une langue aux innombrables nuances.
Envoyer en enfer tous les textes non conformes à ce modèle nous laisserait dans un quasi-désert, naturellement, mais je reconnais qu'on peut réussir ainsi de belles choses.
«Vers les huit heures, le gros Max poussait la porte de la boulangerie. Des pigeons dans la gorge, l'œil plus velouté qu'un potage italien, il présentait à la boulangère ses hommages du matin. La boulangère croustillait d'émotion.»
Cette phrase de Franz Bartelt, si savoureuse, aux fins de segments de phrase richement changeantes [-eur, -i, -orge, -in, -on] (ce [on] d'autant plus sonore qu'on ne l'a pas entendu plus tôt), ne serait-elle pas plus délectable en évitant la reprise de [in] (italien-matin) ? L'homme pourrait présenter, par exemple, ses «hommages matinaux».
La répétition sert à insister, à enfoncer le clou, à redoubler l'impression évoquée, qu'elle soit agréable ou pénible.
«...c'est l'avalanche, la rupture de l'angle, disclinaisons, dislocations, c'est la catastrophe, et dans le laboratoire, c'est une allégresse libératoire !»
Pierre Meunier
[-ion, -ion... -oire, -oire...] Le piétinement sonore exprime tour à tour la consternation des uns et l'euphorie des autres.
«...gorgé d'un jus graillonneux, dont la seule odeur me soulevait le cœur.»
Georges-Olivier Châteaureynaud
[-eur] deux fois, dont une à la toute fin, c'est lourd comme deux vagues de nausée.
Une plaine en hiver vue par Claude Pujade-Renaud dans Le désert de la grâce :
«Ni lapin, ni perdreau, ciel morne, et corbeaux.»
La répétition nous suggère la pauvreté du paysage (c'est toujours la même chose) et l'abattement qui en résulte.
Du même auteur :
«Dans les jours gris quand les chaussures spongieuses s'imprègnent d'eau bourbeuse.»
Ça nous colle aux pieds, on ne s'en sort pas.
«Toutes les nuits, à l'heure la plus pénible, l'écrivain Mathias Olbane quittait le lit où il avait saumâtrement somnolé depuis le soir, assailli de rêves et de désespoir, et, sans allumer, il allait s'asseoir devant le miroir de la chambre.»
Antoine Volodine
[-oir] quatre fois, dont deux bien en valeur avant des virgules. On ne saurait mieux souligner le côté répétitif et accablant de la scène.
«Elle avait peur qu'elle tombe gravement malade, peur qu'elle meure.»
Emmanuel Carrère
Une obsession qui s'aggrave sous nos yeux, puisque l'écart entre les [-eur] rétrécit.
La voix «la renverse dans le ciel, l'étreint et la roule et la caresse, lui chuchote des rêves et des promesses.»
Dominique Vautier
Cette fois c'est agréable. La rime en [esse] alliée aux répétitions de «et» et «des» suggère le retour des caresses.
«Elle aime que je la touche, aucun dégoût ne me plisse la bouche.»
Sylvie Aymard
La narratrice lave une vieille. Le retour de [-ouche] n'est pas seulement un effet-massage reproduisant le passage répété du gant sur la peau. Cette rime décrit aussi, plus précisément, deux plaisirs parallèles, partagés.
«...la joggeuse en petit caleçon court qui trottine alentour...»
Éric Chevillard
Retour de [-our] pour indiquer que la joggeuse fait plusieurs tours, et aussi sans doute qu'elle tourne en même temps dans la tête de l'homme comme une obsession — une petite obsession seulement, rien de lourd, une petite répétition joueuse telle une ritournelle, et bonjour.
«Juliette grimpe gazelle annoncer la bonne nouvelle.»
Judith Bernard
Là aussi, rime légère, comme dans une chansonnette guillerette.
«Loin des albums à colorier et des jeux de marelle sous les marronniers, les enfants maintenant s'en était allés tristement soldats.»
Pierre Autin-Grenier
Les [é] comme une comptine, une ronde.
Les [an], ambiance plus lourde, le temps se couvre.
[a] de «soldats» : puisqu'on change de vie, note nouvelle, d'autant plus voyante sur le fond uniforme des sons précédents.