QUAND LES TEMPS TUENT LE TEMPS


Nous rencontrons parfois dans les romans des passages où les temps verbaux se succèdent soudain à vive allure. Échenoz et Michon, par exemple, sont des virtuoses du genre, tirant des effets variés de cet effet kaléidoscope (cf. mes Coups de langue, aux éditions Maurice Nadeau). Tous deux reprennent le flambeau de l'immense Flaubert, maître absolu du genre (cf. «Couleurs du temps», in COUPS DE LANGUE 07-08). Voici, pour compléter, trois autres exemples.


«Martin tournait sur lui-même par saccades d'un quart de tour. Son attitude est celle d'un homme fatigué qui arrive dans une chambre inconnue et la découvre en présence d'un tiers, lequel déposa la valise sur le lit.»

Christian Gailly

La phrase, elle aussi, avance en deux saccades d'un quart de tour. L'homme est fatigué, désorienté, la situation lui échappe. Syntaxe vertigineuse.


Dans Moderato cantabile de Marguerite Duras, l'usage des temps, d'un bout à l'autre, est plus ou moins anormal. Le procédé culmine dans ce passage qui démarre au présent de narration :

«À mesure qu'il s'en éloigne, l'odeur des magnolias diminue, faisant place à celle de la mer.

Anne Desbaresdes prendra un peu de glace au moka afin qu'on la laisse en paix».

Un homme et une femme se trouvent, se cherchent encore, hésitent. Ce futur de narration brutal, que rien n'annonce, c'est peut-être pour faire sentir un reste de distance entre eux.

Ensuite, retour au présent, oscillation entre présent et futur encore :

«L'homme passera outre au parc tôt ou tard. Il est passé. Anne Desbordes continue...»

Cette fois l'homme est au futur et la femme au présent : distance encore, mais symétrie, harmonie, échange de rôles donc rapprochement, la valse hésitation devient danse nuptiale. En même temps tout se complique, un passé composé s'est intercalé, un passé simple va suivre («elle pleura»), bref comme l'éclair, avant que dans la page suivante le futur s'installe. Présent, passé, futur, on voit tourner la roue des temps. Une phrase donne la clef : «Il a parcouru l'été en une heure de temps». Cet amour a déréglé le temps. Le temps des horloges disparaît. Ces deux-là viennent d'abolir le temps.


Plus radical encore, Charles-Ferdinand Ramuz il y a près d'un siècle :

«Ils n'entendirent pas la porte s'ouvrir, ils n'ont pas vu tout de suite que Caille était entré. Caille souleva son chapeau et, tout en s'avançant, avait entrouvert sa sacoche. Puis il s'arrête, baisse la tête pour prendre ses brochures qui ont un titre : PRÉDICTIONS SUR LES TEMPS NOUVEAUX (...) il la relève ; mais tout à coup alors il y eut comme un mur devant lui.

Parce qu'on le regardait.

Il y a ces quatre qui le regardent

Le héros est un colporteur qui vend des brochures annonçant l'Apocalypse. Ces changements de temps répétés, ce temps qui se dérègle, ce tourbillon temporel, c'est aussi sans aucun doute une marque d'égarement et de malaise, mais en même temps on peut y voir une sorte de brouillage, d'agonie de notre système temporel, l'annonce de ces «temps nouveaux» qui sont en fait la fin du temps. L'accumulation des temps aurait donc pour but, là encore, d'annihiler le temps.

Plus loin, alternance obstinée entre présent et passé :

«Un drôle de bruit se fit entendre, comme si on cognait avec un bâton contre le carreau et ce bruit se répète cinq fois, puis il y eut un pas plus traînant...»

«L'horloge pousse dehors ses douze coups qui tombèrent, puis l'horloge recommença à craquer.»

«...ce clocher qu'on ne voyait pas, il se secoue sur vous de ses heures ; le toit plia...»

Une éternité encore imparfaite, par éclairs, clignotante, avant qu'on retombe dans notre temps habituel. On oscille entre extase et malaise. Le colporteur, on le sent, aura bien du mal à les convertir.



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