Si Réparer le vivant, de Maylis de Kerangal, commence par une très longue phrase, c'est sûrement pour annoncer la couleur. Le livre sera d'un bout à l'autre ponctué, scandé, porté par des longues phrases — on pourrait même dire : pulsé. À cause du retour des longues phrases, régulier, obsédant (pp. 11, 21, 60, 109, 157, 181, 190...), on dirait que ce roman qui raconte une transplantation cardiaque bat lui-même comme un cœur.
Pourquoi des longues phrases ? Elles résultent d'une vision du monde : faire tenir le maximum de choses dans une phrase, comme dans une valise pleine à craquer, c'est dire que le monde est immense, inépuisable ; tisser ensemble tant d'éléments sans les séparer par des points, c'est faire sentir jusque dans la syntaxe que tout se tient, tout communique, microcosme et macrocosme, et que cette histoire de solidarité humaine, symbolisée par le don d'un cœur, est plus largement encore l'affirmation d'une solidarité universelle, hommes et choses.
La phrase de la p.181, qui décrit une dynastie de grands médecins, illustre avant tout la profusion : c'est plein de personnages, de diplômes, de richesses, ça n'en finit pas, ça déborde.
P. 190, de même, la description d'une vie ratée entraîne une désillusion qui «enfle, prolifère» au point de contaminer tout l'espace et le temps : «elle saccage la planète et tout ce qui la peuple depuis le Big Bang jusqu'aux fusées du futur...»
Toute la planète, et toute la durée du temps. Le temps, justement, donne aux autres longues phrases une dimension supplémentaire : elles jouent avec lui. Une longue phrase nous maintient en suspens, dans l'attente d'un point final, d'une conclusion, d'un repos ; elle est toujours, plus ou moins, une machine à ralentir le temps.
À partir de là on peut distinguer, semble-t-il, deux types de phrases : les unes (cf. p. 60) avancent lentement mais avancent, elles travaillent à «étirer le temps» tel un ressort lentement tendu qui déclenche pour finir une phrase brève comme une flèche ; ce sont là des phrases orientées, alors que d'autres, désorientées, expriment le flottement, comme à la p. 157, quand les personnages se sentent perdus dans le monde, et que»leurs actes ne trouvent plus ni temps ni lieu pour s'inscrire».
Exemple de longue phrase. Nous sommes au début de l'histoire, p. 21, lorsque le jeune surfeur qui bientôt va mourir, et dont le cœur sera transplanté, se met à l'eau.
L'aube abrasive brûle son visage et sa peau se tend, ses cils se durcissent comme des fils de vinyle, les cristallins derrière ses pupilles se givrent comme si oubliés dans le fond d'un freezer et son cœur commence à ralentir, réagissant au froid, quand soudain il la voit venir, il la voit qui s'avance, ferme et homogène, la vague, la promesse, et d'instinct se place pour en trouver l'entrée et s'y infiltrer, s'y glisser comme un bandit se glisse dans un coffre pour en braquer le trésor — même cagoule, même précision millimétrée du geste —, pour s'insérer dans son envers, dans cette torsion de la matière où le dedans s'éprouve plus vaste et plus profond encore que le dehors, elle est là, à trente mètres, elle approche à vitesse constante, et brusquement, concentrant son énergie dans ses avant-bras, Simon s'élance et rame de toutes ses forces, afin de prendre la vague de vitesse justement, afin d'être pris dans sa pente, et maintenant c'est le take off, phase ultrarapide où le monde entier se concentre et se précipite, flash temporel où il faut inhaler fort, couper toute respiration et rassembler son corps en une seule action, lui donner l'impulsion verticale qui le dressera sur la planche, pieds bien écartés, le gauche en avant, regular, jambes fléchies et dos plat quasiment parallèle au surf, bras ouverts stabilisant l'ensemble, et cette seconde-là est décidément celle que Simon préfère, celle qui lui permet de ressaisir en un tout l'éclatement de son existence, et de se concilier les éléments, de s'incorporer au vivant, et une fois debout sur le surf — on estime à cet instant la hauteur crête à creux à plus d'un mètre cinquante —, étirer l'espace, allonger le temps, jusqu'au bout de la course épuiser l'énergie de chaque atome de mer. Devenir déferlement, devenir vague.
Pour mieux voir ce qui se passe, il est bon de récrire la phrase en soulignant sa structure par des coupes. Ce qui donne quelque chose comme :
L'aube abrasive brûle son visage et sa peau se tend,
ses cils se durcissent comme des fils de vinyle,
les cristallins derrière ses pupilles se givrent comme si oubliés dans le fond d'un freezer
et son cœur commence à ralentir, réagissant au froid,
quand soudain
2 il la voit venir,
2 il la voit qui s'avance, ferme et homogène, la vague, la promesse,
2 et d'instinct se place pour en trouver l'entrée et
3 s'y infiltrer,
3 s'y glisser comme un bandit se glisse dans un coffre
4 pour en braquer le trésor
— même cagoule, même précision millimétrée du geste —,
4 pour s'insérer
5 dans son envers,
5 dans cette torsion de la matière où le dedans s'éprouve plus vaste et plus profond encore que le dehors,
elle est là, à trente mètres,
elle approche à vitesse constante,
et brusquement, concentrant son énergie dans ses avant-bras,
2 Simon s'élance
2 et rame de toutes ses forces,
3 afin de prendre la vague de vitesse justement,
3 afin d'être pris dans sa pente,
et maintenant c'est le take off, phase ultrarapide où le monde entier
2 se concentre
2 et se précipite, flash temporel où il faut
3 inhaler fort,
3 couper toute respiration
3 et rassembler son corps en une seule action,
3 lui donner l'impulsion verticale qui le dressera sur la planche,
4 pieds bien écartés, le gauche en avant, regular,
4 jambes fléchies et dos plat quasiment parallèle au surf,
4 bras ouverts stabilisant l'ensemble,
et cette seconde-là est décidément
2 celle que Simon préfère,
2 celle qui lui permet
3 de ressaisir en un tout l'éclatement de son existence,
3 et de se concilier les éléments,
3 de s'incorporer au vivant, et une fois debout sur le surf
— on estime à cet instant la hauteur crête à creux à plus d'un mètre cinquante —,
3 étirer l'espace,
3 allonger le temps,
3 jusqu'au bout de la course épuiser l'énergie de chaque atome de mer.
C'est une phrase orientée, qui sans cesse va de l'avant, mais toujours en piétinant, dans un mélange de progression et de surplace, balisée qu'elle est, cadencée par des répétitions diverses, en premier lieu celle des cinq «et» principaux qui à chaque fois la relancent, et par le retour de ces séries d'éléments emboîtés les uns dans les autres (marqués par 2, 3, 4 et 5) qui se déroulent par vagues successives, et font que la phrase avance en tournant sur elle-même comme une vague, se donnant même le luxe de conclure en décrivant implicitement ce qu'elle fait : «étirer l'espace, allonger le temps» et «devenir déferlement, devenir vague», tandis que la phrase qui la précède, en évoquant «la surface lente, lourde, ligneuse» de l'eau où baigne le personnage, nous dit que ladite phrase est faite de la même matière que la mer.