MAUVIGNIER SE RÉPÈTE


On dit que la langue française fuit les répétitions. Enfin, on disait... Certains le disent encore sans doute. Est-il besoin de répéter que c'est largement faux ? Ceux d'entre nous qui lisent les auteurs contemporains le savent.

«Il y aura toujours quelqu'un pour repeindre les plinthes. Toujours quelqu'un pour colmater les brèches et enduire les plâtres qui se fendent. Et je n'aurai plus à m'inquiéter de savoir quelles mains sauront tenir avec dans la poigne ce qu'il faut de force et dans l'œil de précision, la lourdeur du sécateur pour que les troènes ne débordent pas, pour que les thuyas ne s'étouffent pas. Il y aura quelqu'un, je me disais, il y aura quelqu'un parce que je savais qu'un jour il irait mieux. Parce qu'on m'avait dit : demain. Demain il rentrera.»

C'est là l'incipit d'un roman de Laurent Mauvignier, Apprendre à finir. Il est marqué, d'un bout à l'autre, par une répétition binaire obstinée. Cela n'arrête pas. Cela veut dire quelque chose, bien sûr, mais quoi ? Y a-t-il ici l'affirmation triomphale d'une certitude ? Ou une tentative obstinée pour y croire ? On ne sait pas, et c'est cela qui est beau.

Belle également, la façon dont ces répétitions s'organisent.

D'abord, la structure de l'ensemble. Une forme en arche s'ébauche, donnant une impression d'ordre, d'harmonie, de solidité : «quelqu'un» revient deux fois au début et deux fois vers la fin, suivi par «pour» au début, précédé par lui à la fin, deux fois là encore : quelqu'un pour, quelqu'un pour // pour... pour... quelqu'un...quelqu'un.

La symétrie est indéniable, mais pas totale, et l'on peut admirer toute une série de menues variations combattant la lourdeur et l'ennui qui menacent toute répétition.

L'arche «quelqu'un pour / pour quelqu'un» ouvre le paragraphe, mais ne le clôt pas, étant suivie de «parce que» et «demain».

Les couples s'entremêlent : ainsi «pour» à la fin est associé à «pas» en même temps qu'à «quelqu'un», et «quelqu'un» lui-même s'acoquine aussi avec «il y aura».

La répétition est tantôt contenue dans une phrase, tantôt à cheval sur deux d'entre elles.

Ce qui est répété le plus souvent, c'est des mots, mais au cœur du texte on trouve un redoublement d'assonance ([eur]).

Quand les mots reviennent, les rythmes sont variés : «ne débordent pas», cinq syllabes ; «ne s'étouffent pas», plus court d'une syllabe. Même chose avec ce qui suit «parce que».

Il y a là toute une machinerie de précision, et beaucoup de légèreté dans la lourdeur.


Dans la suite du texte, ça continue. Mais si le début peut donner une impression de relative maîtrise, ce qui suit est plutôt sous le signe du désordre et de l'échec. La narratrice est une femme simple, et troublée. Ses répétitions sont avant tout le bégaiement d'une pensée poussive, un effort laborieux pour fixer les mots qui s'échappent, une obsession qui tourne en rond.

«Il a relevé la tête et ses yeux se sont ouverts en grand pour voir les miens, pour me dire, je ne sais pas, peut-être la tristesse, peut-être pour me remercier d'être là, de ne pas le laisser.»

Phrase étonnante, vrai sac de nœuds syntaxique. À première vue elle semble fautive : «peut-être pour» apparaît comme une rupture, car il ne se raccorde pas à «pour me dire» ; en fait il faut le rattacher à «pour voir» et l'on s'aperçoit que la phrase est correcte — mais tordue tout de même, bancale, confuse, comme il se doit, bravo l'artiste.


De même :

«Je me disais, oh oui je me disais qu'on se priverait sur autre chose même si je n'aurais jamais pu dire sur quoi puisque, à côté de ça, on n'avait pas de quoi, il n'y avait pas de quoi dépenser et que tout l'argent passait dans les courses, de toute façon.»

Quoi 2 et quoi 3 sont sémantiquement identiques, mais différents de quoi 1.

Dans le paragraphe suivant, une longue phrase commence elle aussi par «Je me disais» et s'achève sur «de toute façon».

On n'avance pas. On piétine, on patauge dans le malheur.


Plus loin encore :

«Et les insomnies, la gorge sèche, la folie qui s'accroche à la tête et qui donne envie de tuer, je leur aurais dit à ceux-là qui disaient de haut, ça va s'arranger, ce n'est pas grand-chose tout ça, oui, s'ils avaient su dans ma tête les idées folles quand il n'était pas là, quand il ne rentrait pas, l'envie de tuer, de le tuer, lui, l'envie de me tuer aussi, de tuer ses enfants, de nous massacrer pour qu'à son tour il sente la honte et le regret.»

Dans l'incipit, les répétitions se succédaient plus régulièrement, par rimes successives, aa bb cc bb aa dd ; les voici imbriquées (qui... qui... envie... qui... quand... quand... envie...), proliférantes (quatre fois «tuer»), la syntaxe se déglingue, dans un impressionnant mélange de centripète et de centrifuge, d'idée fixe et d'égarement.



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