INSIPIDE


Quand on a les mots pour passion et pour métier, qu'on les déguste et les mitonne du matin au soir, on ne peut que se mettre à saliver comme un chien boxer en lisant le titre d'un petit livre tout frais paru chez Odile Jacob, signé Françoise Héritier : Le goût des mots.

Et là, déception.

Tout n'est pas à jeter dans cette centaine de pages, loin s'en faut. Ce qu'on attend — le portrait de certains mots, des sons qui les composent, l'explication de leur charme, de leur pouvoir évocateur —, on le trouve ici ou là, comme dans cette belle page qui entrouvre pour nous l'armoire — le mot armoire, «aux résonances profondes, sombres et soyeuses». «Le ''ar'' dur et grave ouvre sur des profondeurs pleines de dangers qui terrorisent et excitent l'enfant en même temps que grincent les gonds de l'armoire». Mais pour véritablement instruire le lecteur, et du même coup accroître son plaisir, il faudrait analyser bien plus à fond ; expliquer, par exemple, d'où vient la douceur paisible de l'armoire. Écoutons plutôt Bachelard :

«Un des grands mots de la langue française, à la fois majestueux et familier. Quel beau et grand volume de souffle ! Comme il ouvre le souffle avec l'a de sa première syllabe et comme il le ferme doucement, lentement en sa syllabe qui expire.»

Je noterais pour ma part, de façon plus prosaïque, la symétrie des deux [ar], le nœud au centre avec [rm], le grincement du [r] adouci par le moelleux du [m] et de la diphtongue suivante, [oi], qui ouvre en douceur sur du noir : voilà un mot à double battant, fermé au milieu, et sombre au dehors comme au dedans. Car [a] est sombre, en opposition à [i], aigu donc lumineux, ce qui n'est pas une impression personnelle, mais découle de leurs fréquences sonores, qui les opposent comme la contrebasse au fifre.

L'auteure, elle, énumère ses impressions plus ou moins subjectives sans daigner les justifier, ce qui donne, à côté de remarques fines et justes, d'autres d'un arbitraire flagrant, présentées cependant comme paroles d'évangile. Pour la couleur des voyelles, par exemple, elle suit servilement Rimbaud, qui dans le fameux sonnet des Voyelles, selon moi, n'est pas à son meilleur : «A noir», certes, mais comment peut-on affirmer que «la verdeur du U» ou «le rouge cramoisi et échauffé du I» sont «indubitables, indiscutables» ? Du côté des consonnes, de même, que [b] soit balourd, [h] aérien, [l] liquide, [p] explosif ou [s] tortueux, merci du renseignement, mais [v] qui «courageux, part à l'assaut» ou [z] qui «descend de la montagne en chantant», non merci. Pour [v], qu'on aille voir ce que Gracq, dans En lisant, en écrivant, dit de ce «son le plus voluptueux de la langue française» — lequel, en fait, comme beaucoup de sonorités, a plusieurs versants : sa vibration le porte à l'émotion et la volupté, sa mollesse peut le rendre vil et veule...

On passe à des pages théoriques desséchées, puis à des listes de mots aux définitions succinctes, parfois délirantes («Gosier est un jeune homme bien sapé», «Demoiselle claque comme un courant d'air», «Soudain est un petit nuage floconneux»...), puis à des listes d'expressions imagées qui sont carrément hors-sujet — mais il fallait, apparemment, étoffer un ouvrage maigrelet.

Je vais mettre les pieds dans le plat, quitte à prendre à rebrousse-poil certains qui en feront des gorges chaudes : Mme Héritier a été directeur d'études à l'EHESS, elle est professeur honoraire au Collège de France, mais cette rutilante carrière a peu de chose à voir, on le constate, avec l'artisanale cuisine des mots. On pourra se dispenser de goûter à ce fricot insipide.



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