VIRGULES SAUTÉES


Les signes de ponctuation, comment s'en passer ? «Les mots ressemblent à des oiseaux effarés lorsque ces légers sémaphores ne sont plus là pour leur montrer le chemin», dit joliment Maxime Cohen dans ses Promenades. Et il renchérit : «Les signes de ponctuation sont dans un texte comme des haltes dans un beau jardin.»

Remplissant une double fonction (grammaticale, expressive), ils donnent au texte du sens et le font respirer. On peut faire avec eux des choses délicieuses, à preuve le précédent Coup de langue, défense et illustration de la virgule. Mais le danger des bonnes choses, c'est qu'on risque d'en abuser. Or si l'écrivain est assez habile pour se restreindre, ceux dont le boulot est de toiletter sa prose aiment tant ponctuer, à savoir préciser, souligner, baliser, qu'ils ont parfois la main lourde.

Victor Hugo se plaint des typos belges : ils ont truffé de virgules les épreuves de sa Légende des siècles. «Toute largeur de vers et toute ampleur de style disparaît», fulmine-t-il. Ces virgules ajoutées sont pour lui une «vermine» qu'il faut «épouiller».

Tâchons de voir ici le bien que peut apporter à un texte l'élagage de virgules.


«La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat que dans les dernières années du règne de Henry second.»

«Ampleur de style», disait Hugo. Si cette première phrase de la Princesse de Clèves a tant de majesté, c'est en partie qu'elle est lancée d'un trait, comme l'arche d'un pont, sans virgule pour briser sa course lente mais sûre.


«Nous nous trouvions réunis dans une vaste salle un peu austère au centre de laquelle avait été dressé un immense buffet froid pour arroser je ne sais quel événement dont je ne mesurais pas de prime abord toute l'importance.» Pierre Autin-Grenier, C'est tous les jours comme ça.

Encore un incipit. Cette absence de virgules, d'emblée, crée une gêne, un sentiment d'étrangeté — on dirait qu'il se passe quelque chose de pas normal. Cette vaste phrase est à l'image de la «vaste salle» qu'elle décrit : un peu nue sans doute, «austère», «immense» et «froide». Poser une virgule, ce serait se mettre à l'aise, mais on n'ose pas respirer.

Dans le même texte :

«...ils se sont contentés de marteler la porte de leurs poings de manière toute mécanique avec l'application que peut mettre au travail l'ouvrier consciencieux seulement préoccupé de garder la cadence et respecter scrupuleusement l'horaire.»

La moindre virgule ici, ce serait ralentir. La moindre interruption marquerait l'irruption de la liberté, de la fantaisie, de la vie.


Jeune fille, d'Anne Wiazemsky, est sagement écrit et ponctué. Mais voici soudain cette phrase :

«Des vents contraires soufflaient bousculant les rares passants. Un parapluie arraché voltigeait, haut dans le ciel.»

Classiquement on aurait une virgule après «soufflaient» et plutôt rien après «voltigeait». L'absence de la première nous bouscule au bon moment et l'irruption de la seconde, qui ménage une pause, suspend le vol du parapluie, isole son image dans une espèce de gros plan et de point d'orgue, intensifiant et prolongeant la vision.

À moins que le correcteur ne se soit gouré ?


«Moi j'avais cette seule immense envie dans tous les jours aventureux : parler d'une perle un point c'est tout.» Jean-Pierre Abraham

Phrase débitée d'une traite : l'envie est impérieuse, impatiente. Ne pas se laisser couper la parole ou se laisser le temps de réfléchir.


«Longtemps remplacée le jour comme le soir par le tailleur pantalon la robe revenait, mouvante et fortement ceinturée...» Guy Dupré

La virgule qui manque après «pantalon» aurait plombé la phrase, coupé ses ailes, tué son swing, alors que sans elle on sent le côté impétueux de ce retour, la césure unique faisant ressortir par ailleurs le mot qui la précède et celui qui la suit.


«L'histoire de ma vie n'existe pas. Ça n'existe pas. Il n'y a jamais eu de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l'on fait croire qu'il y avait quelqu'un, ce n'est pas vrai il n'y avait personne.»

On imagine l'irritation du correcteur de Marguerite Duras devant cette absence de virgule après «pas vrai». Serait-ce un oubli ? Non, quand même, elle sait ce qu'elle fait. Une coquetterie, une façon de dire qu'on est moderne, ou qu'on ne fait pas comme tout le monde ? Va savoir. Je corrige ? Non, elle va râler.

Cette virgule sautée, c'est sans doute une question de rythme, d'architecture. Le passage est binaire avec insistance : les deux phrases avec «n'existe pas» ; les deux phrases suivantes (il n'y a jamais / il n'y a pas) ; la phrase finale en deux parties. La virgule aurait coupé celle-ci en trois, atténuant l'ostinato, ce clou qu'on enfonce en trois doubles coups de marteau.


«Lorsque nous n'étions pas à la bibliothèque de l'université, ou dans nos chambres, nous marchions longuement dans les rues, en projetant nos rêves et nos vies futures.»

La virgule après «université» ne sert à rien qu'à alourdir la phrase, qu'à diluer l'effet de la virgule suivante, la seule nécessaire, qui donne à la phrase un ample balancement binaire, mais ce n'est pas un drame ; par contre, quelle erreur grossière que la troisième, après «rues», qui brise le cours de la longue déambulation et coupe les ailes à ces beaux rêves ! Comment peut-on être sourd à ce point ? (Il est vrai que ce romancier à succès écrit comme un manche et qu'il a fait bien pire que ces deux mauvaises virgules...)


«Hélène est au bar avec eux et un homme plus âgé que ses cheveux gris bouclés et son visage d'oiseau font ressembler à l'acteur Pierre Richard.»

Cette fois c'est l'un de nos meilleurs auteurs d'aujourd'hui qui a merdé, selon moi. Faute de virgule après «âgé» pour l'aiguiller, le lecteur partira peut-être sur une fausse piste, rattachant le «que» au «plus» qui précède et faisant de lui un comparatif. «Homme plus vieux que ses cheveux», évidemment, cela n'a pas de sens et l'on rectifie presque aussitôt, mais la phrase reste pour moi un peu gâchée par cet infime brouillage, ce flou inutile. Les virgules en moins, point trop n'en faut non plus.



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