EN COMPTANT LES SYLLABES


Quand je lis, quand j'écris, je ne les compte pas toutes, ce serait saoulant. Je m'arrête seulement aux phrases qui frappent... les fais redéfiler au ralenti, plusieurs fois... les relie à la précédente, à la suivante.

Les rythmes sont-ils d'autant plus efficaces qu'ils passent inaperçus ? En tous cas je ne risque guère, en les analysant, de rompre le charme : pour l'essentiel, ils m'échapperont toujours. Le seul but : être un peu plus conscient. Saisir quelques bribes, avancer de quelques pas.


«Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.»

Nicolas Bouvier, L'usage du monde.

Première phrase : 3+5, 4+5... L'impair est ici du côté de l'action, de la richesse débordante. Le pair, juste après (4 + (4+4+4)), pauvre, plat, monotone, en est réduit à faire entendre le vide.


«Obscur et froncé comme un œillet violet...»

Premier vers du «Sonnet du Trou du cul», de Verlaine. Rythme : 5+7. On arrive à l'alexandrin en étirant le dernier mot, presque douloureusement, sur deux syllabes : «vi-olet». (Je crois deviner ce qu'en dirait Lacan.)

Les deux grands types d'impair sont là côte à côte. La référence étant l'hémistiche classique de six syllabes, le 5 initial est ressenti comme un 6-1, comme du pair rétréci, mimant la contraction («froncé») de la partie concernée ; quant au second, surtout si on le scande 1+6, c'est du pair prolongé, dilaté, telle une fleur épanouie. Tout cela souligné par les sonorités finales : [é] fermé de «froncé», [è] ouvert de «violet». On touche là aux fondements mêmes du rythme.


«Est-ce la maison pleine de morts où l'homme qui revient, recru de fatigue et de tristesse, sent tout à coup sur son front l'imposition de leurs mains invisibles

François Mauriac, in Le Figaro, 11 septembre 1948.

Un rythme inusité, 4+3, 4+3+3, simple et complexe, insistant et fuyant comme cette caresse impalpable, et comme elle très doux.


«Non, les hommes n'existaient pas, puisqu'il suffit d'un costume pour échapper à soi-même, pour trouver une autre vie dans les yeux des autres.»

André Malraux, La condition humaine.

Les phrases que je compte sont celles qui m'ont charmé. Celle-là, au contraire, je voulais savoir pourquoi je la trouve poussive. 7, 7, 7, 7, 5 : trop de ronron, au milieu surtout : au lieu de marquer l'échappée, le changement par une rupture de rythme, Malraux reprend pauvrement deux fois de suite le même 4+3. Il a fait mieux ailleurs, si mes vieux souvenirs sont bons.


(Quinzaine littéraire n°815 du 15.9.2001)



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