PAR LA GRÂCE D'UNE VIRGULE


Et si je prenais des vacances ? Aujourd'hui ce n'est pas moi qui vais couper la virgule en quatre, mais quelqu'un qui écrit dans... Le Monde des livres !

Je devine l'étonnement du lecteur. Les rédacteurs de ce digne supplément ne sont-ils pas réputés pour raconter en long et en large l'intrigue des livres, les réduisant ainsi à leur squelette et négligeant trop souvent l'essentiel : la chair des mots ?

Soyons juste : depuis quelque temps Le Monde des livres s'améliore. Il a embauché Chevillard, esprit original s'il en est, plume virtuose, ainsi que quelques autres. L'homme sur qui je vais pomper n'est pas un critique maison, ni même un professionnel de l'écriture. Comédien, metteur en scène, lecteur boulimique, Denis Podalydès apparaît par intermittence dans les pages Livres du quotidien.

Le 12 juillet 2013, il souhaite nous faire lire Pendant les combats, roman d'un auteur peu connu, Sébastien Ménestrier, récemment sorti chez Gallimard. Au lieu de nous raconter l'histoire — il le fera plus loin, brièvement —, ce malin commence par nous raconter sa lecture, au tout début du roman, et la façon dont ce début l'a embobiné.

«Je lisais donc ceci : "Une bête de somme, pensait Meyer. Cela était dû à la nuque épaisse de Ménile, à la façon qu'il avait de l'incliner, vers la terre, lorsqu'il portait." J'ai levé la tête ; tiens ! me disais-je, m'étonnant de cette virgule séparant "incliner" de son complément "la terre", elle m'oblige à changer ma diction ; ainsi je sens mieux la terre épaisse et dure, l'effort et la force, je vois cette nuque au travail, la scène prend.»

Voilà qui m'enchante ! D'abord, nous sommes là au ras des mots, qui sont l'essentiel, qui peuvent gâcher une brillante histoire ou au contraire sauver une intrigue médiocre. Ensuite, j'aime qu'un détail habilement choisi laisse deviner le tout, qu'un très gros plan résume le film entier, qu'une banale patte de mouche, moins qu'un mot, devienne un signal : attention, ce livre se distingue de bien d'autres — il est vraiment écrit.

Ce qui m'enchante aussi, c'est que cette défense et illustration de la virgule vient m'aider dans une tâche ardue : me faire une opinion sur elle. La virgule me glisse entre les doigts. À force d'écrire j'ai plutôt tendance à m'en méfier, à la raréfier dans mes écritures, suivant en cela des auteurs comme Proust ou Dhôtel capables de dérouler trois ou quatre lignes de texte sans virgule en outrepassant même les capacités de la respiration humaine. Ce qui ne veut pas dire qu'eux et moi soyons hostiles la virgule : on vire celles qui ne servent à rien, qu'on avait d'abord posées ici et là machinalement, le but étant de donner plus de force aux restantes, celles vraiment expressives. Moins il y en a, plus elles sont fortes.

Podalydès, un peu plus loin dans son article, fait d'autres remarques tout aussi concrètes et pertinentes, concernant cette fois l'emploi narratif des verbes et la beauté d'un emploi intransitif insolite ; mais je m'en tiendrai ici à la virgule. Elle nous amène à parler voix et musique. La ponctuation est avant tout (selon moi) une indication rythmique, elle s'adresse à l'oreille. Est-ce un hasard si Podalydès, fin lecteur sensible à la moindre virgule, est un homme qui a pour métier de dire les mots ? Un comédien, en principe, les connaît mieux que personne, les mots, puisque il les déploie hors du papier, les arrache au silence, les fait vivre enfin pleinement.

La virgule en question, nous dit Podalydès, «m'oblige à changer ma diction» ; cela aussi m'enchante. Gloire à ce musicien des mots, l'un des meilleurs que nous ayons, qui apparemment suit les indications de la partition, qui ne bricole pas sa ponctuation perso — alors que tant de ses collègues prennent systématiquement le contrepied du texte écrit, imposant leurs petits rythmes à eux, s'appropriant le texte et du même coup le bousillant.

(Oui, mais un jour, à la radio, Jean-Pierre Cassel a lu une de mes traductions de Cheimonas en ponctuant à sa façon, violant un texte lui-même violent — et c'était génial.)



*  *  *