THÉRÈSE DU PASSÉ AU PRÉSENT


«Elle tressaillit, demanda :

"Que voulez-vous de moi ?"

Il consulte ses notes et, durant quelques secondes, Thérèse demeure attentive au silence prodigieux d'Argelouse.»

Suit une phrase descriptive au présent toujours, un échange dialogué d'une dizaine de lignes, puis retour au passé :

«Ce ton pompeux faisait mal à Thérèse.»

Le passage au présent de narration est un geste grammatical, toujours doté d'une valeur dramatique. D'habitude, il accompagne une accélération de l'action ; ici, au contraire, il introduit un silence, arrête le temps, met le récit au point mort.

Il joue aussi un autre rôle : marquer le fossé entre les deux personnages. La narration au passé revient quand on se replace du côté de Thérèse, alors qu'Argelouse occupe la partie au présent. Chacun dans un temps différent.


Quelques pages plus loin, fin d'un épisode au présent de narration :

«Thérèse murmure : "À Argelouse... jusqu'à la mort..." Elle s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit.»

Rupture là aussi. Fin de la réflexion. Changer de temps, c'est bouger, agir.


Plus loin encore, récit au passé, entre passé simple et imparfait, comme l'essentiel du roman. Thérèse est enfermée dans une maison isolée entourée d'arbres. «Thérèse savait qu'ils cernaient la maison. Ces gardiens, dont elle écoute la plainte sourde, la verraient languir au long des hivers, haleter durant les jours torrides ; ils seraient les témoins de cet étouffement lent. Elle referme la fenêtre et s'approche de Bernard.»

Ça se complique. Le présent intercalé marque un trouble intérieur. Le sol se dérobe, égarement, tournis. Mais la répartition entre passé et présent n'est pas non plus arbitraire : le décor est à l'imparfait, Thérèse au présent. Le présent, cette fois, est classiquement du côté de l'action (écouter, refermer). Là encore, la différence des temps souligne la différence entre deux mondes. Thérèse qui écoute est là de trop, comme un corps étranger.


Thérèse va se suicider. Elle «hésite entre les trois boîtes de poison.

La fenêtre était ouverte ; les coqs semblaient déchirer le brouillard dont les pins retenaient entre leurs branches des lambeaux diaphanes. Campagne trempée d'aurore. Comment renoncer à tant de lumière ? Qu'est-ce que la mort ? On ne sait pas ce qu'est la mort. Thérèse n'est pas assurée du néant.»

Là encore, opposition entre le décor (à l'imparfait) et Thérèse (au présent). Mais cette fois le décor joue le rôle inverse : il n'est plus la prison qui étouffe, mais ce qui rappelle à la vie. À noter aussi la transition progressive (phrase nominale, puis infinitif) de l'imparfait au présent qui accompagne le retour de Thérèse à la vie, sa remontée vers la vie.


Thérèse enfermée se perd en rêveries.

«...et quelqu'un marchait à ses côtés qui soudain l'entourait des deux bras, l'attirait. Un baiser, songe-t-elle, doit arrêter le temps ; elle imagine qu'il existe dans l'amour des secondes infinies.»

Là encore, l'extérieur à l'imparfait, Thérèse au présent. Le présent aussi pour la vérité générale et pour le temps qui s'arrête.


«Thérèse fit un effort pour se lever, mais sa belle-mère l'en empêcha.

Elle ferme les yeux, elle entend Bernard...»

Exemple ambigu : ces yeux qui se ferment, est-ce une action ou un renoncement à l'action ?


À la toute fin du livre :

«Il y aurait des aubes de sa future vie, de cette inimaginable vie, des aubes si désertes qu'elle regretterait peut-être l'heure du réveil à Argelouse, l'unique clameur des coqs sans nombre. Elle se souviendra, dans les étés qui vont venir, des cigales du jour et des grillons de la nuit.»

Ce futur après des futurs-dans-le-passé, c'est l'équivalent grammatical d'un présent surgi dans un récit au passé. Mais l'effet en est plus brutal, car plus rarement utilisé en français. Et car il ne se contente pas de nous rapprocher de l'action à l'intérieur du livre : il nous projette hors de lui. Un temps verbal, ici, suffit à faire changer de statut au personnage, de le libérer de cette prison qu'est un livre, de lui donner une existence ultérieure, autonome.

Il y aura une suite, en effet : La fin de la nuit, roman de François Mauriac. Pour l'instant nous sommes dans sa Thérèse Desqueyroux.

Quelques années plus tard, un certain Sartre se gaussait des romans de Mauriac. Les siens ont-ils jamais montré autant de subtilité et de force ? Si c'était le cas, on les lirait encore.



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