MAIGRET ET L'ESTHÉTICIENNE


«Au lieu de grogner en cherchant l'appareil à tâtons dans l'obscurité comme il en avait l'habitude quand le téléphone sonnait au milieu de la nuit, Maigret poussa un soupir de soulagement.»

C'est la première phrase de Maigret et les braves gens et je me la relis avec délectation. Ce qui m'enchante en elle ? Presque rien : une absence de virgule. C'est cette absente, après «obscurité», qui donne à l'ensemble son juste rythme : le segment anormalement long, qui nous fait sentir cette recherche à tâtons interminable, qui déjà installe un malaise — annonçant la couleur du livre entier ! —, puis le bref apaisement.

J'imagine Simenon qui envoie sa phrase ainsi ponctuée, le correcteur de 1961 qui s'effraie, qui cherche à la normaliser en collant la virgule, l'auteur qui se fâche, qui biffe la virgule, à lui le dernier mot puisque c'est une star.

Oui, mais c'est trop beau. À la réflexion, le scénario inverse tient tout aussi bien la route : Simenon colle sa virgule machinalement et le correcteur la supprime, au nom de la correction grammaticale. Avec cette fichue virgule, en effet, «comme il en avait l'habitude...» pourrait à la rigueur dépendre de la principale qui suit, et non de la subordonnée qui précède. La plupart des lecteurs, même les plus pointilleux, accepteraient sûrement cette absence de virgule au nom de la règle du plus vraisemblable ; mais qui nous dit que le correcteur en l'occurrence n'était pas un adepte de la clarté grammaticale absolue — espèce redoutable ?

Après tout, peu importe, du moment que la bonne solution s'impose, comme ici — quand bien même ce serait pour de mauvaises raisons. N'empêche, la ponctuation n'aura jamais fini de nous poser ses problèmes, captivants ou agaçants, selon. Un nouveau livre, Esthétique de la ponctuation, signé Isabelle Serça, nous expose clairement pourquoi ces problèmes-là sont insolubles.

Le drame de la ponctuation, c'est d'être une servante tiraillée entre deux maîtresses : la Clarté et l'Expression. La première exige qu'on lui obéisse en se plaçant toujours aux endroits prévus par le règlement, pour baliser la structure grammaticale de l'ensemble ; la seconde souhaite une ponctuation poétesse, musicienne, accompagnant et soulignant les émotions produites par le texte, spontanée, changeante, surprenante, vivante. L'Expression nous emmène plutôt vers l'oral, et veille à ce que la servante aide le texte à respirer naturellement ; la Clarté ne connaît que l'écrit. Et la pauvre soubrette, devant servir tantôt l'une, tantôt l'autre, et parfois les deux en même temps, est toujours plus ou moins assise entre deux chaises.

Esthétique de la ponctuation... J'ai été alléché par le titre. J'ai trouvé dans ces 300 pages un certain nombre de fines remarques et de jolies formules, concernant surtout la ponctuation de Proust, Simon et Gracq :

«Bref, si la phrase proustienne est emportée par son élan — elle ne tient, pour ainsi dire, que par le mouvement qui la pousse en avant —, la phrase gracquienne suit le rythme de la marche : le lecteur épouse l'allure de Grange, il marche la tête haute d'un pas tranquille alors que chez Proust il court à perdre haleine, manquant trébucher quand il bute sur le point final. Chez Simon, il fait la planche et se laisse porter par le courant, flottant entre deux eaux.»

J'imagine la tête de Gracq lisant ces lignes bien senties sur «la pondération qui leste la phrase gracquienne : celle-ci ne perd jamais son assiette, tel un «culbuto» qui revient toujours d'aplomb...»

On est là, sans aucun doute, au cœur de la question. Si seulement tout le livre était de cette eau-là !

Mais Jacques Drillon peut dormir sur ses deux oreilles : son Traité de la ponctuation va rester l'ouvrage de référence, et de loin. Celui de Mme Serça ne cherche d'ailleurs pas à le concurrencer, l'auteure se concentrant, à travers certains auteurs, sur un thème précis : la ponctuation comme art du temps. Thème essentiel, passionnant, et pourtant cette Esthétique m'a laissé sur ma faim, voire agacé.

Passons sur les détails : je trouve l'enterrement du point-virgule, p.73, un peu prématuré (un Michon en fait bon usage), et je m'étonne que p.103 le poème en prose soit si péremptoirement banni du domaine poétique — même si, à vrai dire, les querelles de frontière entre poésie et prose me laissent froid. Ce qui me gêne surtout, au début du livre, c'est cette vague réticence à reconnaître la dimension orale de l'écrit ; cette incompréhension face aux écrivains d'aujourd'hui, nombreux je crois, qui parlent de ponctuation en termes de souffle, de musique, et qui ponctuent en conséquence. L'auteure vient de l'Université, et son exposé, répétitif par ailleurs, est froid et raide comme un texte de thèse, malgré la vie intense que lui insufflent les nombreux exemples. Que vient faire cet objet sec sous la couverture crémeuse de Gallimard ?

Tout cela manque de passion, de gourmandise. L'auteure décortique savamment ses exemples, mais en insistant souvent sur le comment aux dépens du pourquoi. Ce qui m'intéresse, quant à moi, c'est de chercher la raison expressive de tel ou tel dispositif de ponctuation.

Mais ce qui alourdit encore ce travail, c'est qu'il est rédigé dans une langue étrangère, infestée de mots du genre : protase, probate, subsumer, coréférence, apodose, épanorthose, polyptote, homotéleute, focalisation interne, unité itérative, heuristique, axe syntagmatique, parenthèses génétiques, position hyperbatique (ou hypotaxique), modalisation autonymique...

Éprouvant, n'est-ce pas ? C'est ce jargon opaque, métallique et grinçant, propagé depuis des décennies par l'Éducation Nationale, qui contribue à éloigner notre belle jeunesse de la lecture. Ce que j'aimerais savoir, c'est pourquoi certains enseignants y ont recours avec une aussi franche délectation. Faut-il incriminer, chez notre auteure, une timidité, une fragilité, un besoin d'étaler sa science pour se faire mousser, pour être admis au sein du petit clan ? Un désir de se retrouver entre soi, joint à un mépris du troupeau des ignares — à moins qu'on n'ignore carrément son existence ?

Esthétique de la ponctuation... Naïf que je suis, j'aurais dû me méfier. Ce mot terrible, esthétique, n'annonçait-il pas une réflexion froidement théoricienne, celle que nous inflige la première partie de l'ouvrage ? une approche universitaire au sens le plus étroit ? Quoi de plus éloigné de la beauté que l'esthétique ?

Le livre intitulé Beauté de la ponctuation, celui-là, je l'achète les yeux fermés.



*  *  *