PAS TOUJOURS À LA FIN


«Elle recouvrit d'une touffe de cheveux son oreille gauche.»

À première vue, il me paraît plus naturel d'écrire : «Elle recouvrit son oreille gauche d'une touffe de cheveux», en montrant d'abord la chose à recouvrir, puis ce qui la recouvre et va rester sous nos yeux.

Oui, mais le confrère a sans doute ses raisons. Cette oreille gauche qui s'installe en fin de phrase acquiert un poids supplémentaire : elle n'a pas disparu, elle continue de faire problème, soit que les cheveux ne la recouvrent pas assez, soit que même cachée elle continue d'obséder sa propriétaire.


«À la fin des rêves se lève le jour.»

Logique, là aussi : les rêves, puis le jour qui les dissipe. La page est tournée. On termine, après les [è] un peu ternes, par une couleur nouvelle.

«À la fin des rêves le jour se lève.»

Ce double [èv] à la fin des deux membres de phrases, comme c'est lourd ! La phrase paraît ratée — à moins qu'on ne veuille suggérer par là que de la nuit au jour, pas de grand changement. La lumière du jour est subtilement voilée ; la journée aussi sera rêveuse.


«À force de creuser, un jour il est arrivé.»

La logique, ici, veut qu'on termine sur l'arrivée, plus importante que l'indication temporelle. Oui, mais le double [é] plombe la phrase, l'immobilise. L'ordre des mots et les sonorités se trouvent en conflit. Pour que la phrase ne fasse plus du sur-place, pour qu'elle trouve son juste mouvement, il faut sacrifier (me semble-t-il) l'ordre des mots :

«À force de creuser, il est arrivé un jour.»

Ce sont les sonorités qui donnent le mouvement : après l'arrivée au [é], cette fois on va plus loin.


Le héros du roman de Georges Duhamel, Vie et aventures de Salavin, déteste la sonnerie du téléphone :

«J'exècre cela.»

Violence du mot «exècre», l'un des plus laids de notre langue, avec ses terribles nœuds de consonnes grinçants, [ks], [kr]. Et aussi violence du contraste juste après, ce «cela» totalement neutre et incolore.

Pourquoi saboter l'effet produit par «exècre» en lui collant cette sourdine ? Maladresse ? Au contraire : «cela», si plat, si moche, résume l'ambiance du livre et le caractère du personnage : Salavin est un raté, englué dans une existence plate et moche elle aussi. Pour mieux enfoncer le clou, Duhamel en remet une louche à la fin du paragraphe : «Une sonnerie (...) c'est une vrille qui vous transperce soudain le corps (...). On ne s'habitue pas à cela.»

Là encore, image forte, puis coup de frein. Élan, élan cassé.


Tous ces exemples ne contredisent qu'en apparence la règle : le meilleur pour la fin. Ces phrases ne se terminent pas par le mot le plus frappant, mais le mot de la fin est tout de même placé là pour frapper.

Cherchons plus loin : existe-t-il des phrases où l'accent principal, exceptionnellement, n'est pas final ?


«Sirène, avec sa voix de velours, elle emballait tous les hommes.»

Oui, pourquoi pas, mais pour mieux faire ressortir le mot essentiel, «sirène», on pourrait aussi le placer au cœur de la phrase, encadré par deux membres de phrase égaux comme par une garde d'honneur, et rompant du même coup la monotonie de leur succession :

«Avec sa voix de velours, sirène, elle emballait tous les hommes.»


«Il serra enfin Pilar dans ses bras.»

Il est bon que le nom de l'aimée soit serré entre deux membres de phrase, et mis en valeur par deux [ra] symétriques.


«Le Morvan, frais, triste et vert.»

«Vert» a le dernier mot, mais le plus important n'est-il pas le «triste» central, glissé par Julien Gracq entre les deux autres adjectifs comme le ver dans le fruit ? Balancé en douce, de façon sournoise, «triste» est discrètement placé au cœur du tableau, là aussi, par les deux adjectifs qui l'encadrent, de longueur égale, de sonorité voisine, dans une parfaite symétrie.


«Voler à la mémoire ce qui tombe sinon dans l'oubli.»

Voilà une phrase irréprochable en apparence, élégante, harmonieuse, qui avance d'un pas régulier vers sa fin.

Oui, mais je préfère écrire : «...ce qui sinon tombe dans l'oubli».

On perd l'alternance tranquille des voyelles, [i, on, i, on] et des syllabes accentuées ou non. Les deux [on] se heurtent d'autant plus violemment qu'ils sont accentués tous les deux. Mais justement : ce frottement sonore joint à la rupture rythmique fait ressortir le mot «tombe», à égalité avec l'»oubli» final, en même temps qu'il ramène la fin de phrase à quatre syllabes, la rendant plus dense, plus brutale.


Nuances infimes, dira-t-on. Bonnet blanc et blanc bonnet. Oui, mais une page se construit à coups de mille nuances infimes, et Bonnet blanc, désolé, ce n'est pas pareil que Blanc bonnet.



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