NÉOLOGITUDE


«La propension au néologisme est présente dans un grand nombre de maladies mentales.»

C'est l'écrivain Juan Filloy qui nous le dit. Je ne savais pas que de nombreux fous néologisaient, et cela ne signifie certes pas que les écrivains néologisants ont tous un grain, mais la remarque de l'auteur argentin est si riche en pistes à explorer que je ne m'y attaquerai pas aujourd'hui.

Parlons-en tout de même, des néologismes. Le hasard m'a fait lire presque en même temps deux textes on ne peut plus différents, de deux auteurs contemporains du même âge, qui ont recours à la création de mots de façon quasiment opposée.


Muriel Cerf d'abord, dans son troisième roman, Les rois et les voleurs, écrit à vingt-cinq ans. J'ai cru remarquer que dans de nombreux livres, curieusement, l'auteur se permettait UN néologisme, rarement plus d'un, comme si une loi non écrite et sans doute inconsciente, pour des raisons qui personnellement m'échappent, dotait chaque auteur d'un joker en l'invitant à le sortir une fois. Ici, j'en compte neuf ! C'est carrément transgressif. La jeune Muriel joue de la langue avec l'exubérance de son âge, on la sent toute excitée de la bousculer ainsi, de l'enrichir. Il y a dans cette pulsion néologique un côté m'as-tu-vu, non dénué d'orgueil (car on crée comme Dieu), souvent désamorcé il est vrai (c'est le cas ici) par l'aura comique ou du moins joyeuse qui entoure la création de mots.

«Je convalesçais.»

«On adolesçait à cœur joie.»

«Choper une entrevoyure d'infini.»

«Yeux de myope flacillants.»

«Je me serais fait entourloupetter vingt fois.»

«Moribonderie.»

«On fraudulait, on vivait en marge.»

«Quelques vaguebullis de politesse incompréhensibles.»

«Une race de mutants dont on mirobolait les allées et venues.»

Les linguistes pointilleux pointilleront sans doute ici ou là : CONVALESCER, par exemple, n'est pas nouveau, on le trouve dans un Dictionnaire des verbes qui manquent. Mais ne soyons pas formalistes : ce qui compte, c'est moins la nouveauté réelle d'un mot (combien de néologismes existent déjà sans qu'on le sache !) que l'impression de nouveauté et le choc qui en découle. Pour qu'un néologisme cesse de l'être, il faut plus d'une apparition. Quant à MIROBOLER, il existe aussi, catalogué comme hapax, employé par Alexandre Arnoux en 1944 dans son sens normal : émerveiller, épater. Muriel Cerf l'emploie dans un sens différent, voire contraire : admirer, s'émerveiller de. Sens fautif sans doute, mais qu'importe, ça fonctionne, on comprend, il se peut même qu'ici la faute soit bienvenue, puisque ces mots mutants ont partie liée avec l'irrégulier, l'étrange, l'excessif.

Je les aime tous les neuf, ces gentils hurluberlus, avec une mention spéciale pour ceux dont le sens n'est pas tout de suite évident, comme FLACILLANT ou VAGUEBULLIS.


Avec Le séjour à Chenecé de Jean-Paul Goux, changement de décor. De la galopade à l'immobilité. De l'exubérance à la gravité, au recueillement. Cerf est centrifuge et Goux centripète.

Dans la prose gouxienne, résolument classique et châtiée, deux mots nouveaux seulement, créés non par jeu, mais par nécessité :

«Je faisais (...) l'expérience de quelque chose que je ne savais pas nommer clairement, ou qui ne me semblait pas avoir d'équivalent exact dans la langue en sorte que je m'étais fabriqué deux mots pour combler ce manque.»

Deux mots non pas jetés à la volée puis oubliés, mais repris constamment, médités, minutieusement commentés :

ARMOIRER : passer son temps enfermé.

NÉBULER : «l'activité de l'esprit lorsqu'on armoire».

Deux mots liés en ce qu'ils concernent la même activité essentielle, et qui finissent d'ailleurs par n'en faire qu'un, «ce dernier ayant au demeurant absorbé peu à peu les significations du premier au point de s'y substituer dans tous ses usages.»

Ici on ne rit pas, on ne sourit même pas : on vit une expérience unique, elle exige un mot unique, et la création de ce mot est presque un acte sacré. Ces deux mots, le narrateur est seul à les utilise, à les connaître ; ils sont la marque de sa différence, le rempart qui l'isole d'un monde qu'il refuse ; un trésor personnel.


Dans le volumineux essai de Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement, un seul mot fabriqué, sauf erreur : BARIOL, qui donne lieu à une glose. Ce mot-valise agglutine «barrio» (quartier populaire en espagnol) et le français «bariolé», acte verbal on ne peut plus approprié, le «bariol» étant un quartier apprécié pour sa diversité humaine, son côté volontiers international, sa couleur, sa gaieté. Le mot, né dans un poème du même Bailly, a été acclimaté par lui en prose, et l'auteur en est si content «que [je l']écrirai désormais sans guillemets ni italique, l'installant dans la langue par l'effet d'un putsch verbal délibéré...»

Acte assez rare, semble-t-il : le mot arraché à son statut privilégié de mot tout neuf par l'auteur lui-même, et par conséquent rabaissé. Mais la démarche est habile : l'auteur sait que le lecteur n'oubliera pas la belle nouveauté du mot et que son cher BARIOL va se parer d'un double prestige : nouveauté, légitimité. Bien joué, Bailly.



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