Ce n'est pas tout d'étudier les phonèmes de notre langue séparément : associés à d'autres, ils peuvent gagner en force, voire changer de visage et produire des effets nouveaux. La beauté de certains mots — leur efficacité, leur similitude sonore avec la chose qu'ils nomment — est souvent due à ces frottements de consonnes, moments de tension, générateurs d'énergie.
Consonnes qui se heurtent, obstacle à franchir, effort.
BALBUTIANT. [lb], la langue bute, au bord du bégaiement.
TRAVAIL. [tr] : ça frotte, ça râpe ou ça tord, mot dur, laborieux — mais passé l'obstacle on continue plus en douceur.
OUVRAGE est plus paisible. Juste une torsion au milieu, moins rude, [vr], la même que dans OUVRIR. Là aussi, le mot ouvre sur une fin tranquille.
CONTRACTION. Attaque dure en [k], double nœud de consonnes, [tr] puis [ks], mot trois fois contracté. Comme si une contraction ne venait jamais seule.
(DÉCONTRACTÉ, lui, est l'un des désastres de notre langue ! Dur, tendu, anguleux, noueux, contre-emploi total, il ne peut servir qu'à des fins ironiques, par exemple pour lancer d'une voix aigre un Décontractez-vous ! qui fera se raidir tout le monde.)
SPASME, l'une des plus belles réussites du français : première contraction violente, la seconde moelleuse, écho voluptueux.
ORGASME suit exactement la même courbe, en plus sonore, plus vibrant — on croit entendre les grandes orgues. De quoi se sentir IVRE.
EXTASE. Décharge moins forte, mais la détente qui suit est plus longue, le plaisir s'éloigne en prenant son temps.
VOLUPTÉ, mouvement contraire : lente montée vers le paroxysme final, [pt] — comme si l'on crachait le [é], cri de jouissance final.
EPILEPSIE. Même chose : le spasme est à la fin, [psi], après le [pi] du début, signe avant-coureur, première alerte.
Certains frottements peuvent devenir désagréables, surtout lorsque trois consonnes s'agglutinent, comme dans MORDRE ou MEURTRE, avec son [rtr] au milieu —un tissu déchiré, troué, voilà ce que fait entendre ce mot térébrant.
Admirons la métamorphose de [r], si discret pris isolément, que le soutien d'un autre son peut rendre tonitruant.
[kr], pas mal non plus. CRAPULE : celui-là, on se gratte le fond de la gorge avant de le cracher. CRASSE, CRADE, EXÉCRABLE, inspirent le même dégoût. CANCRE, autre chef-d'œuvre du genre, âcre, taché d'encre, recroquevillé, avec son [k] répété, bégayant ou têtu.
[fr] et son tremblement accompagne les FRISSONS de toute sorte, de FROID ou d'EFFROI. FIFRE, suraigu, froisse les oreilles. FRICHE, on se frotte aux hautes herbes. FROTTEMENT se devait de mettre les bouchées doubles : rien que des consonnes groupées !
[br], lui aussi, fait du BRUIT. BROYER lui doit sa présence brutale et ABRACADABRA son côté bravache.
CÉRÉBRAL, mot «grisâtre, pierreux, anguleux, douloureux», nous dit Denis Podalydès. Le [br] fait du cerveau une machine à moudre les pensées.
BARBON, mou, bégayant, borborygmeux. Le vieux barbant marmonne dans sa barbe.
Le [r], même accompagné, sait aussi se faire plus doux.
ÉCRIRE : crissement léger de la plume sur le papier ; le terrible [cr] atténué par les voyelles claires qui l'entourent et la finale douce, sans pour autant perdre toute sa force : il y a un cri caché dans l'écrit, alors que RÉDIGER, mot feutré, sans relief, évoque une activité pépère, vaguement insipide.
ARMOIRE est l'un des mots préférés de Gaston Bachelard : «Un des grands mots de la langue française, à la fois majestueux et familier. Quel beau et grand volume de souffle ! Comme il ouvre le souffle avec l'a de sa première syllabe et comme il le ferme doucement, lentement en sa syllabe qui expire !» On pourrait dire aussi : deux [a], comme deux battants symétriques, et au milieu, ce [rm], nœud sonore qui ferme le mot comme une serrure.
SOURCE. [rs], resserrement, rétrécissement, fissure d'où l'eau va surgir.
INTERSTICE. [rst], passage plus étroit encore où le mot se faufile, tortillant des consonnes, s'aplatissant de toutes ses sifflantes.
SUBTIL. Encore un que j'adore. [bt], finale en -il, sonorités légères et précises ; rares, donc précieuses. De la pensée à l'expression, il y a donc ce [bt] qui ralentit la langue, lui demande un effort (penser finement, ce n'est pas facile) mais d'où jaillit la finale claire et vive.
ELIXIR, c'est pareil. Finale rare, mot rare, mystère de la lettre x. Elle produit un étranglement au centre du mot, d'où la matière sort changée, comme inversée (la consonne suivie d'un [i] devenant [i] suivi d'une consonne).
AMALGAME. Action répétée (trois [a], deux [m]) comme un long malaxage, sonorités de glaise (mollesse mouillée du [l], des [m]), et surtout, au milieu, ce mouvement de torsion douce, de pliure (les deux consonnes centrales où se tord un peu la langue, le [ma] inversé devenant [am]) : belle matière, beau geste sonore.
PULSION / PULSATION. Au cœur de ces deux mots, la même infime convulsion, issue du rapprochement de consonnes [ls]. On dirait là encore un fluide se glissant par un passage étroit.
Combinées à [l], plusieurs sons évoquent la fluidité. GLU associe le collant au liquide. FLOT, FLUX et leur famille sont liés à l'eau.
Mais [fl] a d'autres talents. Il sait dire aussi la mollesse la veulerie, le dégonflement piteux (PANTOUFLE, FLASQUE, FLAPI, FLAGADA).
MUFLE. Pour le dire on avance le groin comme pour mugir. Puis ça retombe : le mufle est un mâle nul qui se laisse aller.
Dans tous ces mots, le nœud de consonnes, c'est aussi le nœud de l'action. Et si l'on examinait, le mois prochain, les mots qui en sont, pour d'excellentes raisons, dépourvus ?