De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Pour chanter les louanges de l'impair, Verlaine emploie logiquement le plus impair sans doute des rythmes impairs du français, le plus indécis, avec ses neuf syllabes. Acte audacieux à l'époque, mais remarquons en même temps la relative prudence du poète, le soin qu'il prend à compenser le déséquilibre : un martèlement de répétitions («plus...plus», «qui...qui») consolide le terrain, et surtout la quasi totalité des vers du poème sont découpés de la même façon, 4+5 — à l'exception délicieuse du v. 3, où la coupe 2+7, jointe à l'e muet de «soluble» supprimant une possible coupe secondaire, contribuent à brouiller la cadence, à rendre le rythme, en effet, «vague», «soluble», ondoyant. Le reste du poème, de ce point de vue, est en léger recul, mais l'inégalité entre 4 et 5 syllabes préserve le flottement, le suspens, dans une perpétuelle oscillation rythmique.
Même coupe 4+5 chez Marie Noël :
Je ne sais pas ce que je possède,
Je ne sais pas où m'en alléger... (...)
Viens mon ami, accours à mon aide,
Prends mal et bien, prends tout ce que j'ai.
Différence plus importante qu'elle n'en a l'air : dans ce poème-ci, tous les vers ont la même coupe. Cette régularité sans échappée, jointe à la différence de sujet, donne au neuf-syllabes un autre visage, une allure de décasyllabe tronqué ou inachevé : non plus le suspens voluptueux, mais la frustration, l'impuissance à finir. Avec Verlaine, on refuse l'équilibre ; chez Marie Noël, on dirait que c'est lui qui se refuse.
Le rythme impair, ici, exprime donc à la fois l'incertitude, l'égarement, mais aussi, avec sa boiterie lancinante, une souffrance qui n'en finit pas.
Intéressantes, les cinq syllabes finales, dans leur ambivalence : je viens d'y voir un hexamètre tronqué, mais on peut également, la seconde partie du vers étant plus longue d'une syllabe, sentir ces cinq syllabes finales comme un allongement, un débordement, une insistance. Décasyllabe allégé ? Octosyllabe alourdi ? Ce neuf-syllabes est un personnage insaisissable, source de vertige ou de malaise.
Le sept-syllabes, j'en ai abondamment parlé («Tout faire avec sept syllabes», in Coups de langue, le livre). L'amour que lui vouent tant de poètes si divers le prouve assez : ce mètre-là est le plus sage, le plus posé des impairs, n'y revenons pas. Reste le cinq-syllabes.
Curieux bonhomme, celui-là. Très fréquent dans la chanson, car il s'adapte tout naturellement, grâce à l'allongement d'une ou deux syllabes finales, à un rythme musical binaire («Mon ami Pierrot», ta ti, ta ti, taaaa...) ou ternaire («Le temps des cerises» ti, ta ti ti, taa...), en poésie classique il est plutôt rare.
Valéry le montre dans toute sa beauté :
Ni vu ni connu
je suis le parfum
vivant et défunt
dans le vent venu...
Court, donc vif et léger, dansant ; impair, donc évanescent.
Mais ce vers-là, lui aussi, a sa face d'ombre. Dans «Avril» d'Henri Thomas, il sert à souligner l'amenuisement, l'absence :
Je songe, je perds
mon peu de raison,
je vois le désert
au fond des maisons,
le printemps revient,
qu'est-ce que j'attends ?
on ne cueille rien
aux vignes du temps...
Le cinq-syllabes est plus fréquent en combinaison. Dans Les fleurs du Mal, ce prodigieux laboratoire de formes poétiques, Baudelaire montre sa tendresse pour lui en lui ménageant des apparitions spectaculaires. «La Musique» :
La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile.
Du long et du court, du pair et de l'impair, flux et reflux, mouvement de houle. L'impair, ambivalent là encore, se fait d'abord mouvement, élan ; puis le vent tourne, le mouvement fait place au suspens : «Que la nuit me voile», «D'un vaisseau qui souffre», «Sur l'immense gouffre», et enfin ce dernier vers totalement figé, le piétinement de la rime plate ne faisant que renforcer l'effet :
...D'autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !
Autre expérimentation extraordinaire, «L'invitation au voyage», avec ses strophes (5,5,7)X2. Baudelaire parvient ici à faire un poème lent avec deux mètres rapides, chacun brisant périodiquement la cadence. À noter aussi le rôle essentiel du tout premier vers, qui par sa lenteur extrême (la coupure, les nasales rondes et lourdes) donne le tempo : méconnaissable, le cinq-syllabes guilleret de tout à l'heure !
Baudelaire est aussi l'un des rares poètes à pratiquer (à titre exceptionnel) le décasyllabe sous la forme 5+5, avec «La mort des amants» :
Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères...
Ce sonnet atypique a inspiré au critique Jacques Drillon un livre entier.
Baudelaire avait besoin, nous dit Drillon, d'un mètre «parfaitement symétrique» pour dire le thème de la parité («Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux») ; mais pourquoi pas l'alexandrin, égal en symétrie ?
Sans doute fallait-il, pour ce poème entre tous énigmatique, suspendu entre amour et mort, entre «long sanglot» et «ange joyeux», un mètre inhabituel, «étrange», et qui oscille, lui aussi, avec ses cinq syllabes redoublées, entre pair et impair.
Dans les décasyllabes, 4+6 et 5+5 ne se mélangent pas : ils appartiennent à deux mondes rythmiques différents. Mais il y a toujours une exception. Marie Noël encore :
«Je serai, quand la route
Fuit sous ses pieds, / pâle, celui qui doute,
Tombe renversé / dans le noir de Dieu
Et ne peut plus / remonter au milieu.»
Choc rude, évidemment voulu : il accompagne une chute, un bouleversement total. Marie Noël sait parfaitement ce qu'elle fait, et cette audace-là n'a rien envier à celle de Verlaine tout à l'heure.