SARRAUTE, PAIR ET IMPAIR


«Soudain il s'interrompt, il lève la main, l'index dressé, il tend l'oreille... Vous les entendez ?»

C'est le début du roman. L'un de ceux où Nathalie Sarraute va le plus loin dans l'exploration de la musique des mots. «Vous les entendez ?» C'est le titre, et j'ai soudain l'impression qu'il s'adresse à moi lecteur, qu'il m'incite à prêter l'oreille à de très savantes combinaisons rythmiques, à commencer par l'oscillation entre rythmes pairs et impairs.

Les comptages de syllabes sont évidemment plus aléatoires en prose qu'en poésie classique, à cause de l'e muet dont on ne sait si l'auteur souhaite qu'on le prononce ou pas — à moins qu'il ne s'en foute. Mais il y a aussi, par endroits, des rythmes pairs ou impairs indiscutables. Dans le début ci-dessus, par exemple, on a : 6, 4, 4, 4... 7. D'abord, rien que des rythmes pairs, martelés, on n'avance pas, on piétine, on attend. Le titre du livre qui arrive ensuite, premier segment impair, par contraste, n'en ressort que plus nettement.

Les rythmes pairs exprimant en principe la régularité, l'équilibre, rien d'étonnant à ce qu'ils colonisent le passage suivant :

«C'est vraiment étonnant, admirable, comme une fois déclenché cela se déroule inéluctablement avec la précision d'un mécanisme d'horlogerie minutieusement réglé. Il n'y a jamais de ratés. Il suffit d'une première impulsion, si légère soit-elle...» À savoir 3+3+3 (le rythme impair le plus régulier, le plus stable), 6+4+6+6+8+6. 6. 3+3+3 — le revoilà, au moment où quelque chose bouge, mais ce rappel rythmique installe davantage encore le paragraphe dans la régularité (puisque l'impulsion en question n'apporte pas du neuf, mais la répétition d'un processus). Enfin, 5 syllabes, le seul élément impair, léger écart pour dire une très légère modification.

«Et voilà que ça recommence... doucement... par poussées légères... de brèves saccades... cela perce à travers la porte fermée, cela s'insinue...» Ici, c'est l'impair qui domine, s'agissant de décrire un mouvement, un acte destructeur d'harmonie. Au début, 6 ou 7 ? Faut-il dire «que ça» ou qu'ça» ? «Doucement» ou «douc'ment» ? On ne sait. Pour ma part je préfère la non-élision qui rend le passage plus impair. Puis 5. 4. 3+3+5. 5 (si l'on dit «cela», ce qui est préférable, pour lui donner du poids, de l'existence, à ce mot important ici).

Le plus intéressant, c'est naturellement l'alternance expressive entre pair et impair, comme ici :

«Ils ont fait un tel effort, ils ont écouté avec tant de contention la leçon, qu'après, c'est bien normal, ils se détendent, ils se déchaînent...»

Soit, pour l'effort, la tension : 7, 5+7+3.

Puis, quand vient la détente : 2, 4, 4, 4.

Ou bien, un peu plus bas :

«Pour qui les prend-on ? Ils sont bien trop polis, trop bien élevés pour se permettre ainsi à chaud, à peine restés entre eux, de commenter, de critiquer...»

La question est impaire, quoi de plus normal : une question est une attente, un suspens. Donc : 5, puis rien que du pair (6, 4, 4+4, 6, 4, 4) pour la description d'une petite société lisse et harmonieuse.

Et voici pour finir, de nouveau dans la première page, la machine à lisser les rythmes, à rendre pair même l'impair :

«Tous deux la tête levée écoutent... Oui, des rires jeunes. Des rires frais. Des rires insouciants. Des rires argentins. Clochettes. Gouttelettes. Jets d'eau. Cascades légères. Gazouillis d'oiselets... ils s'ébrouent, ils s'ébattent...»

Il faut du pair pour ce tableau plein d'harmonie, mais aussi quelques touches d'impair pour la vie, la fraîcheur. Mais ces pétillements légers sont très habilement atténués par le contexte, qui en fait des objets ambivalents, à la fois impairs et partie intégrante d'un édifice pair.

«Des rires frais». 3 syll., certes, mais relié à ce qui précède il entre dans un segment de 6 syllabes (3+3), et relié à ce qui suit si l'on préfère il fabrique un 8 syllabes (3+5). Quant aux 5 syllabes de «Des rires argentins», elle redouble le rythme précédent dans un 10 syllabes (5+5) lui aussi parfaitement amphibie.

Encore un passage parfaitement agencé, subtilement construit mais d'un effet immédiat et fort, à la fois posé et mouvementé, dans un admirable miroitement rythmique.



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