ACCOMMODER L'ADJECTIF


L'adjectif, donc, est souvent accusé d'être la partie molle de la phrase. Il y a pourtant un bon moyen de lui donner du peps : c'est d'en mettre ensemble plusieurs dont la succession soit contrastée, inattendue.

Proust fut le spécialiste du procédé. Ah ! les fameux trois adjectifs ! L'un des plus beaux exemples, c'est, dans Sodome et Gomorrhe, M. de Bréauté présentant le Narrateur au Prince de Guermantes d'un air «friand, cérémonieux et vulgaire», comme une assiette de petits-fours. Chaque adjectif se détache du précédent et surprend.

Chez Claude Simon, de même, dans L'acacia : «...elle se sentait destinée à quelque chose d'à la fois magnifique, rapide et atroce qui viendrait en son temps.» Il y a là comme chez Proust un mouvement tournant autour de l'objet, trois vues contrastées au possible qui lui donnent son plein relief — avec une chute qui tue, d'autant plus cruelle qu'on ne l'attendait pas.

«Le père et la mère étaient réactionnaires, fantasques, distants.» Bernard Dicale dans Libé. Joli mouvement, chacun terme prenant le contrepied de l'autre — coup de frein, accélération, re-coup de frein, on est vivement secoué, tiré en tous sens de façon assez fantasque, en effet.


Parfois tout est combiné en vue de la chute, les deux premiers adjectifs allant dans le même sens pour nous laisser croire que le troisième va les confirmer.

Dans Le jardin des plantes de Claude Simon, la rue principale de Las Vegas «ruisselle tout à coup de lumières, diamantine, éblouissante et factice». Les deux premiers, ascension, puis plouf, douche froide.

Dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs, voici Mme Swann, «tardive, alentie et luxuriante». À noter ici la parenté secrète des trois adjectifs : ils sont tous décalés. «Tardive» s'appliquant à un être humain est insolite, «alentie» ne court pas les rues, il y a là déjà du luxuriant, si tant est que «luxuriant» est le contraire de rangé, de banal.


Un personnage de Proust, Mme de Cambremer, pratique le triple adjectif à l'envers, «diminuendo», en terminant par le plus faible. Elle loue ainsi les qualités de Saint-Loup, «uniques — rares — réelles», ou écrit au Narrateur que s'il vient la voir elle sera «ravie — heureuse — contente». Ce que Proust attribue à un épuisement de l'imagination. Pas très convaincant, mais clairement réprobateur.

Même procédé dans un magazine féminin : «J'ai trouvé ça loufoque, provocant, spontané.» Et quelques lignes plus loin : «Spirituel, inspiré, tatoué, Ben Harper est unique». Maladresse, ou déviance mystérieuse, délibérée, pathologique ?


Avec de l'habileté, on peut faire le même genre d'étincelles avec deux adjectifs seulement. Nicolas Bouvier, dans L'usage du monde : «leurs haillons sales et dorés» ; sur une carte, «un sentier bordé de noms crochus et ensoleillés» ; «Il avait l'air d'un jeune requin folâtre et harassé».

Zola n'est pas toujours, en adjectifs comme ailleurs, d'une divine légèreté. «C'était le rut immense de la serre». Les «noces puissantes de la terre». «Désirs fous». Tout ça en dix lignes, dans La curée. Emile, remettez-vous. Mais le même sait aussi, dans Germinal, bricoler avec deux fois rien — deux adjectifs ultra-banals, juste un peu détournés : «la bête mauvaise (...) ne soufflait plus de son haleine grosse et longue» — un effet d'une efficace et paradoxale étrangeté.


Dans le même genre, les «arbres profonds» de Victor Hugo («Quand nous habitions ensemble», in Les contemplations), c'est bien aussi. «Pourquoi les adjectifs les plus ordinaires deviennent-ils, en passant par lui, phosphorescents ?» s'interroge Mauriac, non sans démontrer en cette fin de phrase que l'adjectif inspiré, lui aussi, ça le connaît.



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