FAUT-IL BRÛLER L'ADJECTIF ?


«La crainte de l'adjectif est le commencement du style», décrétait Claudel, résumant cette méfiance à l'égard de l'adjectif si courante parmi les professionnels de l'écriture, que je partage en partie mais que je me ferai un devoir et un plaisir de nuancer sans attendre que le patriarche le fasse, la nuance n'étant pas son sport favori. Se souvenait-il, en mettant l'adjectif à l'index, du «brûlant sang obscur» que lui-même avait commis, jeune et génial encore, dans Connaissance de l'Est ?


Écoutons Maupassant :

«...le temps où pour nous ce visage faisait la nuit et le jour sur la terre et où l'air que nous respirions était moins nécessaire à notre vie que cette voix...»

Quelle phrase admirable, s'il l'avait arrêtée là ! Tout est dit si pleinement, si rondement. Quel démon l'a-t-il poussé à l'alourdir d'un adjectif («...que cette voix bouleversante») aussi mélo que redondant, comme une queue de percheron à une gazelle ?

«Amas d'épithètes, mauvaises louanges», disait La Bruyère.

«Il y eut un silence angoissant, suivi de hurlements sinistres. Gohar ne comprit pas tout de suite la signification de cet épouvantable délire. Puis la lumière lui vient, fulgurante.» «...les germes malsains de la mort...» «...la pénible incertitude d'un destin miséreux...» «la criante allégresse d'être encore vivants...» «...une troublante émotion...» Le texte serait lisible, à peu près, sans cette gesticulation forcenée d'adjectifs : d'autant qu'ils n'apportent rien que les noms n'aient déjà laissé entendre. Une vraie caricature. Pourquoi diable Albert Cossery, dans ce beau livre qu'est Mendiants et orgueilleux, n'a-t-il pas élagué tout ce bois mort ?


Noms et verbes : les muscles. Adjectifs : la graisse. Le poids mort. Certes, mais ce qui m'intéresse, comme toujours, c'est de lui trouver un bon usage, à ce gras.

«Ce fut une plaisanterie lourde, obstinée, patiente, continue, héroïque, éternelle...» Edmond et Jules Goncourt, Journal année 1860.

La lourdeur, on en a parfois besoin, et c'est le cas dans cette énumération parfaitement mimétique, dont tous les termes ne s'appliquent pas seulement à la plaisanterie, mais à elle-même.

«Ce gros génial jovial bébé ambitieux de Balzac.» Claude Roy. Pléthore d'adjectifs pour un personnage lui-même pléthorique.

«Les nuages, blancs, nets, pleins, cotonneux, souples, arrondis...»

Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel

Adjectifs qui défilent à la queue leu-leu, comme les nuages. Plus de syntaxe, phrase allégée, rien que des mots en apesanteur. L'adjectif, le plus souvent, plombe un nom et toute la phrase ; ici, resté seul, il la rend planante.

Où placer l'adjectif ? Après le nom, selon l'usage ? Avant, à l'ancienne ? Vaste débat, qui mérite une autre chronique. Pour l'instant, juste un mot ici sur le mot encadré d'adjectifs : le sang de Claudel et Balzac bébé tout à l'heure, et de nouveau, les nuages de Roubaud, lequel évoque «leur douce concentration cotonneuse». Transgression assez rare tout de même, et d'autant plus efficace. Ce qui me frappe, c'est que chez Claudel «brûlant» et «obscur» me paraissent mettre en valeur le nom central, placés comme ils sont de façon symétrique (même nombre de syllabes, [r,u] et [u,r] en miroir), alors que chez Roubaud ils semblent jouer le rôle inverse, servant de sourdine à «concentration», atténuant ce qu'il pourrait avoir de précis et dur.

«Jusque là, sans doute n'avait-il foulé qu'avec crainte le parvis de ces temples obscurs et massifs dont les murs aux proportions colossales abritaient les figures énigmatiques de dieux réputés irascibles et cruels.»

De qui est-elle, cette phrase terrible (ou terrible phrase ?) ? Oublié de le noter. Terrible accumulation : six adjectifs, tous postposés. Ce serait insupportable, la phrase en serait toute ramollie, n'était la disposition de ces adjectifs : deux puis un (les temples), un puis deux (les dieux) : abba, forme en chiasme, symétrie massive comme les temples eux-mêmes : du coup, miracle, les adjectifs changent de matière, non plus ventre mou de la phrase, mais ossature ferme et dure.

Il faudrait maintenant parler de ce qu'on peut faire avec trois adjectifs (Proust, Simon), deux (Bouvier, Zola), voire un seul (Hugo). Ce sera pour la prochaine fois.



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