AUX PETITS BONHEURS


Le voyage de Monsieur Raminet, roman de Daniel Rocher, aussi épatant que peu connu, contient entre autres pages délectables un court passage en l'honneur des mots français. L'héroïne, Jane, une jeune Américaine, s'extasie : «En français, on appelle les choses avec des mots si beaux !» Pour donner des exemples «où la musique est exactement comme l'idée», elle analyse notre CHAT :

«C'est une seule note, mate, fermée, complète, impénétrable, qui dit le silence, le mystère.»

Oui, un mot rond, ramassé, comme tous les monosyllabes. Je vois un gros chat qui fait le gros dos. Noir sans doute, avec sa voyelle sombre. Le son [ch] peut évoquer le silence en effet (cht !), mais aussi la volupté gourmande entendue aussi dans «pêche», «lécher», voire «péché».

Jane donne ensuite une liste de mots français qu'elle aime, sans commentaire cette fois, comme pour inviter le lecteur à y aller de sa glose. Mis au défi, allons-y.


VOILE.

La mollesse du [v] suivie par l'ondulation sonore de la diphtongue révèle une matière souple, moelleuse, vaporeuse, et le [l] ajoute une note fluide comme l'eau. E muet à la fin, l'étoffe retombe un peu, légère. (Grâce à lui le voile est presque aussi féminin que la voile.) La bouche fermée s'ouvrant largement avant de se clore à nouveau, on ne sait pas si ce mot est sonore ou sourd, mobile ou immobile, s'il montre (vois-le !) ou s'il cache.


FAUTEUIL.

Binaire, carré, bien campé, ce mot équilibré a une présence qui balaie toute association parasite : le faux, la faute ou l'œil iront s'asseoir ailleurs. La première syllabe compte à peine, petit marchepied pour atteindre la seconde, ferme et légèrement rebondissante, où l'on se sent invité à se poser. -euil, belle et noble terminaison, éminemment française par ses sonorités si rares dans d'autres langues, avec la touche d'ancien et d'aristocratie qu'on retrouve dans Breteuil, Vinteuil, Merteuil. C'est dans les riches demeures d'Auteuil que le fauteuil trouve pour moi sa place idéale.


S'ENDORMIR.

Encore un mot réussi, glissant sur son [s] vers le sommeil. Sonorités assourdies, les [r] les plus doux qui soient (le premier coiffé de sa sourdine). La Belle au bois dormant est un nom beau comme une formule magique, où le [an] final rend le sommeil plus profond, mais ici le [i] ajoute une petite touche lumineuse in extremis. Plaisir de dormir ? Signe que le sommeil n'est pas un trou noir, que le rêve est une seconde vie ?


INDICIBLE.

Sons resserrés, coincés, à l'image des trois bâtons que figurent les i. Le flot du langage ne passe plus. Tension maximale au milieu du mot, effort terrible, avant que la voix retombe, vaincue.


RIVIÈRE.

La rivière est une spécialité française, même s'il en existe ailleurs. Pas d'immenses cours d'eau chez nous, les fleuves eux-mêmes sont des rivières. Et le mot sonne français comme peu d'autres, avec ses sonorités fraîches et plutôt douces, son équilibre (la symétrie r, i / i, r autour du v, vallon central) — mais s'y ajoute une dissymétrie, la seconde partie plus longue, le e final féminin qui prolonge l'écoulement : encore un mot en même temps immobile et qui court.


TOUJOURS.

Coïncidence : j'ai salué l'autre jour, ici même, la beauté toute simple de ce vocable, sa voyelle forte obstinément répétée, et les consonnes de moins en moins marquées, elles, comme si le temps se dissolvait peu à peu dans l'infini.


CHAMPIGNON.

Un peu bric-et-broc, apparemment grandi trop vite. Pas très sérieux, champêtre, mignon sous son chapeau, qui se douterait qu'il peut donner la mort ? Son poing et le gnon qu'il nous flanquera peut-être sont bien cachés.


(Aux petits bonheurs, film de Michel Deville, 1994, avec Anémone, Xavier Beauvois, André Dussollier.)



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