NUE DANS MON ATELIER


Je n'en reviens toujours pas de ma chance. La maison que mes parents ont laissée à leur fils unique est si grande qu'après leur départ j'ai pu, à l'âge de soixante ans, m'étaler enfin à mon aise — luxe effréné en notre temps de logements-cagibis. Depuis bientôt dix-huit ans mes livres, mes archives et mes outils (ordinateur, imprimante) occupent tout le dernier étage, qui fut d'abord un atelier de peintre avant d'être aménagé en appartement dans les années cinquante. Les murs de la grande pièce, ancien salon-salle-à-manger, croulent désormais sous les livres, sur les quatre murs, du sol au plafond, et à raison d'au moins soixante nouveaux volumes par an je ne sais plus depuis longtemps où les mettre. Ils débordent également dans la chambre d'amis à côté qui accueille les Grecs, le domaine anglo-américain et les BD, ou dans le petit réduit entre les deux pièces, salle d'attente pour ceux qui me restent à lire, lesquels se morfondent et bougonnent à chacun de mes passages. Dans l'ancienne cuisine aussi, où grâce à l'ordinateur les archives papier ont cessé d'enfler, les livres gagnent du terrain, et le sas menant à la coupole, qui abrite les livres de mon enfance, les polars, la science-fiction, les livres grecs à lire, est lui aussi au bord de l'asphyxie. Sur le palier, à portée de la main, la musique et le cinéma, et au-dessus des portes, la philosophie, accessible aux acrobates.

Les bouquins ne sont pas seuls à encombrer mon repaire : il sert de refuge à tout ce qui déplaît en bas. J'ai recueilli deux tables, une petite armoire, des guéridons, des fauteuils et des chaises, un tabouret de piano, un prie-dieu, deux samovars, un ange en bois, et au centre de la pièce un adolescent noir qui brandit un lampadaire, le dépareillé de chaque objet s'accordant au disparate de l'ensemble. À quoi s'ajoutent les divers tableaux, les dessins de mes enfants et petits-enfants, les photos de personnes ou de lieux aimés, les bibelots, les souvenirs.

Comme je suis bien là-haut ! Je ne m'en lasse pas. Je pourrais, à la longue, étouffer dans ce capharnaüm, mais non, j'y respire. Les livres sont en même temps une muraille qui protège et une oreille ouverte sur le dehors. Entouré par eux j'ai bien chaud, je me concentre mieux qu'ailleurs, et quand je finis par dodeliner devant l'écran je peux aller faire un brin de sieste à côté, avec le chat quand il veut bien. Veillent sur moi face au lit Michka et Martin, les nounours de mon père et de ma mère, qui furent ensuite les miens, aujourd'hui centenaires, fatigués, mais plus aimants et plus aimés que jamais.

Je me dis que tout cela est trop beau pour durer, mais je ne vois pas quelle catastrophe pourrait me chasser de l'Éden avant mon heure dernière. Laquelle se rapproche, il est vrai. J'imagine la maison vendue et les livres dispersés. Qui aime encore lire ? Qui a désormais la place pour garder les livres chez soi ? Mes héritiers pourraient, il est vrai, les écouler dans la boîte à livres du square au bas de la rue, où je dépose moi-même les surplus accumulés dans la cave, mais à raison de trois ou quatre par jour il leur faudrait dix ans...

Et toi, que vas-tu devenir ?

Oui, toi, compagne de mes heures studieuses, beauté jeune à jamais malgré tes cent-quarante ans d'âge, étendue face à moi, au-dessus de moi, sur une toile immense. Car tu es couchée dans un tableau, tu n'existes qu'en deux dimensions, et cela est bon : pas de relation charnelle entre nous, pas de passion, de complications, une relation stable et sereine. Tu n'es pas causante il est vrai, mais de cela aussi je m'accommode.

Tu ne le dis pas mais tu te sens bien ici, aucun doute. Tu n'as jamais quitté cette maison. Tu as vu le jour dans la pièce où je t'écris aujourd'hui, née du pinceau de ton géniteur, Charles Apoil, personnage légendaire, âme de cette maison. (J'en ai fait mon arrière-grand-père adoptif, j'ai écrit quelques pages sur lui, mais où donc ?) Il y a quelques années, au bas du tableau, j'ai découvert une inscription presque effacée : APOIL 1885. Je vois la scène comme si j'y étais : la jeune femme inconnue (la jeune fille ?) qui va te donner son apparence, couchée nue sur un lit tendu de noir, la grande toile sur le chevalet, et le peintre, que dans la famille on appelait le père Apoil pour l'avoir connu dans son grand âge, vieil homme digne et strict, alors qu'au moment du tableau il a vingt-quatre ans, que ses yeux brillent, qu'il convoite son modèle, ta maman, et qu'après la séance, peut-être, elle s'offrira.

Je sais, j'ai déjà longuement parlé de toi sur ce même site, en octobre 2006, mais permets-moi d'y revenir, je ne t'ai pas encore tout dit, et depuis lors il s'est passé des choses.

Le film d'abord. On est venu en tourner un chez nous il y a douze ans et tu as décroché un rôle bref mais intense. Les techniciens, avec mille précautions, t'ont fait descendre trois étages («Nous sommes tous amoureux d'elle», m'a dit l'un d'eux) jusqu'à la grande cave, vidée en ton honneur de son effrayant bric-à-brac, et Jean-Pierre Marielle, sous l'œil de la caméra, est venu en fauteuil roulant te contempler en disant des mots tendres.

Ensuite, le cadeau de l'oncle Kili, peu avant sa mort : une petite étude préparatoire au grand tableau. Tu y es simplement dessinée, tes formes un peu moins travaillées, et ta montagne sainte s'orne d'une toison comme en portaient toutes les femmes alors, bénie soit cette époque. Les poils du pinceau du jeune homme t'ont soigneusement épilée, comme l'imposait l'époque, maudite soit-elle, ce qui te rend à la fois plus et moins nue, mais qu'importe : chacune de tes rondeurs est un mont de Vénus. On ne t'a pas encadrée, et ce débraillé me réjouit : un cadre t'aurait isolée, c'eût été un vêtement cela aussi, une barrière de plus entre nous deux.

Je vois bien que tu n'es pas un chef-d'œuvre (heureusement, on t'aurait arrachée à moi), mais je rends grâce à l'habileté maladroite du jeune peintre, aux courbes un peu trop idéales de ton corps, et à la perspective insuffisamment maîtrisée qui donne l'impression que tu planes là-haut, ce qui ajoute à ta délicieuse minceur une légèreté surnaturelle. J'aime aussi que ta tête soit détournée, ton visage invisible, dans un geste où s'allient la pudeur et l'impudeur — car ces deux-là sont sœurs secrètes.

Dans mon enfance, allongée au-dessus du lit parental, tu m'effarouchais par ton corps offert et tout ce qui en rayonnait. Aujourd'hui, au contraire, ta nudité me rassure. Les couleurs sur la toile s'estompent avec le temps, mais ton corps m'envoie davantage de lumière que jamais.

Alors, moi parti, que vas-tu devenir ?

Je rêve parfois que le clou qui te soutient cède, tu dégringoles sur moi, je prends ton lourd châssis sur la tête, la toile se déchire et nous mourons ensemble. Et aussitôt non, quelle horreur ! Je ne veux pas que tu sois défigurée, et j'aimerais que tu vives encore après moi. Mais qui va te recueillir, veiller sur toi ? Dois-je vraiment mourir, est-ce bien raisonnable ?


...Jean-Pierre Marielle, dans La fleur de l'âge, film de Nick Quinn.
La femme Apoil contemplée par...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°245 en mars 2024)