Jamais je n'ai vu d'aussi beaux oiseaux et je n'en reverrai plus jamais. Dans la petite ville de Doué-la-Fontaine, près de Saumur, nous sommes tombés par hasard sur un zoo extraordinaire. Il abrite les animaux les plus rares, avec une préférence pour les espèces menacées, dans d'anciennes carrières pleines de verdure et d'eaux courantes. Un mélange d'arche de Noé et de jardin d'Éden. Il y a là de tout, lions, tigres, girafes, singes, loutres, loups, rhinocéros, anacondas, hippopotames, prisonniers certes, mais dans de vastes espaces, et à l'abri des prédateurs qui grouillent dans la nature. Les oiseaux — flamants roses, ibis rouges, cigognes noires, perroquets bariolés, tout l'arc-en-ciel — peuvent se dégourdir les ailes dans d'immenses volières, où de multiples espèces cohabitent pacifiquement.
Il aurait fallu quatre heures au moins pour tout voir. Devant partir plus tôt, nous sommes passés par la boutique, où l'on vend toutes sortes d'animaux en peluche (j'ai passé l'âge, hélas) et de nombreux oiseaux reproduits grandeur nature, très fidèlement ma foi, mais parmi toutes ces créatures ailées fabuleuses mon œil s'est arrêté sur la plus humble de toutes : un petit oiseau noir à bec jaune. Oui, un simple merle. Je ne me le suis pas offert, pas osé, mais je l'ai longuement regardé comme un enfant devant un jouet en vitrine.
Les merles, on n'en manque pas dans ma banlieue. On les voit mal, cachés dans les feuilles, ou minuscules sur l'antenne de la maison, mais on les entend, ô combien, dès les premiers beaux jours, et l'on se régale de leur chant bigarré avec ses volutes, ses trilles, ses roulades, ses notes soudain flûtées. Ce merle moqueur, comme on l'appelle dans la chanson du «Temps des cerises», on l'imagine en joyeux loustic, ce que reflète son nom français qui lui va si bien : dans «merle» on entend «marlou», voire «merde» comiquement détourné.
Cette année, cependant, j'ai l'impression que les merles sont plus nombreux, alors que moineaux et mésanges se font rares, et le chant du petit merliflore m'apparaît aujourd'hui plus riche encore, plus virtuose. Est-ce le même qui s'égosille presque chaque soir et parfois l'après-midi, ou ai-je affaire à une équipe ? J'écoute plus que jamais leurs riffs débridés, virevoltants, et je ne comprends toujours pas comment c'est fait, je reste incapable d'isoler des motifs, à part la coda toujours dans l'aigu — comme dans les notes finales de la sonatine pour flûte et piano de Boulez, lequel a sûrement pris là des leçons auprès du merle.
Toujours le même rituel : un tourbillon de notes en quelques secondes, puis le silence. Pourquoi cette pause ? Reprendre souffle, tout simplement ? Réfléchir à son nouveau solo ? Attendre une éventuelle réponse — d'un collègue ? d'un rival ? Me laisser le temps de savourer ? de déchiffrer le message ? Je ne comprends pas non plus pourquoi il s'ingénie à varier sans cesse, au lieu de se répéter tranquillement comme d'autres. Je ne sais même pas, au fond, s'il est tellement joyeux. Ce débordement d'invention, ne serait-ce pas aussi bien une bordée d'injures ou de menaces ? Au fond je ne comprends rien au merle.
Il fut naguère la star d'un de mes exercices d'écriture. Je demandais à mes apprentis traducteurs d'imaginer son discours, d'imiter sa musique avec des mots humains. Exemple :
boudu que j'ai bu oui oui ah le goulu
du whisky du kir et pas pas pas qu'avec des filles
et on a ri mais ri le cirque toute la nuit j'te l'dis
c'est la vie la vie oui petite oui chérie
on fait la vie la vie ah oui j'ai bu hi hi
Ce qu'il y a de vrai là-dedans, ce n'est pas l'ivresse que nous lui avons prêtée, mais celle que j'éprouve en l'écoutant. L'autre soir, à la fraîche, lui là-haut sur l'antenne, moi dans le jardin, son chant était si vif, si jaillissant que je n'ai pu m'empêcher de lui répondre. Pendant ses silences, je sifflais ma réplique, m'efforçant de reprendre ses notes, les variant un peu pour faire avancer le dialogue, mais avec un accent grotesque, une syntaxe grossière et des mots malencontreux sûrement. Le merle a fait comme s'il n'entendait pas. Je ne l'ai même pas fait rire. J'imagine son dédain tandis qu'il continuait ses vocalises. La supériorité de l'être humain, quelle blague, ai-je soupiré.
Et j'ai repensé à la corneille de la rue du Bac.
Je sais, j'en ai déjà parlé, je ne me souviens plus où, mais répéter l'histoire montre l'importance qu'a gardé pour moi cet événement à première vue infime.
Les corneilles, que j'aime autant que les merles, strictement vêtues de noir jusqu'au bec, ont un cri moins mélodieux selon nos critères humains, moins varié surtout, mais non moins subtil à sa façon, j'en suis sûr, plein de nuances qui m'échappent, croa, crôa, croaa... Rue du Bac ce jour-là donc, l'une d'elles, perchée sur un poteau d'arrêt de bus, interpelait un quidam éberlué. L'homme s'étant éloigné, l'oiseau a repris à mon intention sa harangue, avec une véhémence accrue. Il avait clairement quelque chose à me faire savoir, dont je n'avais pas idée. J'aurais tant voulu le saisir, ce message qu'il répétait comme un professeur qui tend des perches à un cancre. Il aurait voulu, aucun doute, me faire passer la rivière qui sépare l'homme de l'animal, m'accueillir dans sa confrérie, son royaume, et moi je n'en étais pas digne. Il a fini par s'envoler, déçu, mais moins que moi, mortifié que j'étais, comme si je venais de rater mon examen de passage dans la rue du Bac la bien nommée.
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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°237 en juillet 2023)