— Au boulot, Michel...
— Fous-moi la paix, Volkovitch.
— Ce que j'en dis, c'est pour ton bien. Ça me désole que tu perdes ton temps, si précieux paraît-il. Je sais ce que tu es en train d'écrire ce matin au lieu de traduire sagement. Je te connais.
— Je suis en train de noter les rêves de la nuit, c'est vrai. Et alors ? Ça te dérange ? Tu crois que tu vas me dissuader de le faire ? C'est toi qui perds ton temps.
— Doucement ! Ne le prends pas comme ça. On peut discuter, non ? Je me borne à constater que tu notes ces rêves depuis des dizaines d'années, que dans l'ordi — je le fréquente aussi, je le connais presque aussi bien que toi — il y a un dossier nommé Slumberland, et dedans une foule de fichiers, un par an depuis 2003, plus celui regroupant les dix années précédentes, sans compter tout ce que tu as gribouillé dans des carnets pendant la préhistoire numérique, un millier de pages au total sûrement, et tout ça pour en faire quoi ?
— On a déjà eu cette discussion, Volkovitch... Je n'en fais rien, tu le sais.
— Tu te relis au moins, de temps en temps ?
— Même pas. C'est là, du coup, que je perdrais mon temps. Je vais même t'avouer que les rares fois où j'ai jeté un œil dans ce fatras, j'ai vite laissé tomber : on dit que les récits de rêves sont illisibles pour d'autres que le rêveur, eh bien avec les miens c'est pire : en les lisant, même le rêveur s'endort.
— Alors pourquoi ?
— Je me pose la question moi aussi. Je suis un intello comme toi, après tout, j'ai parfois besoin d'expliquer, de rationaliser. Mais à d'autres moments je me fous de ne pas savoir, et peut-être — tant pis si je te choque, mon pauvre vieux — ça me plaît quelque part de ne pas comprendre. Les choses qu'on ne comprend pas sont celles qui nous dépassent. Leur mystère a quelque chose d'imposant, d'envoûtant, non ?
— Envoûtant, ce que tu notes ? Franchement...
— Ils sont rarement beaux, vraiment beaux, mes rêves, mais très souvent étranges, et c'est ça qui m'enchante. Chacune de nos nuits est un voyage étrange suivi d'une amnésie quasi-totale, non moins étrange quand on y pense, et au réveil il me semble normal de vouloir garder quelques traces de l'aventure, quelques photos du grand film perdu. Et même quand mes rêves n'ont rien d'intéressant, j'ai envie, j'ai besoin de les noter. C'est un acte naturel, un instinct, comme la chasse et la cueillette. Comme s'ils étaient une nourriture.
— Et la bouffe que tu rapportes dans ta caverne, ô Neandertal, elle ne va pas pourrir si tu ne la manges pas ?
— Côté ironie, tu as déjà fait mieux. Tu sais que derrière toutes ces notes il y a un projet d'écriture. Je me suis dit voilà très longtemps qu'en extrayant certaines scènes de la masse, en les montant habilement, je pourrais en faire toute une histoire, un film comme ceux de Bunuel que Jean-Claude Carrière scénarisait à partir des rêves du maître. Dans mon cas ce serait plutôt un livre, ou du moins une petite nouvelle...
— Mais tu l'as déjà fait ! Souviens-toi, dans Transports solitaires, «Envolées», où tu as cousu ensemble tes rêves d'envol.
— Ah oui, j'oubliais.
— Pourquoi ne pas continuer ?
— Depuis, je n'ai pas tout à fait cessé de voler la nuit, malgré mon âge — mais la nuit on n'a pas d'âge —, même que j'ai toute une série de rêves plus ou moins planants, assez intéressante, qui suivent une certaine progression...
— Qu'est-ce que tu attends ? Tu pourrais appeler ça «Vole, kovitch !»
— Tu te mets aux jeux de mots maintenant, toi aussi ? Dans le genre, tu n'as pas l'air meilleur que moi... Oui, je pourrais, un quart de siècle plus tard, donner à mon fidèle public un «Envolées 2», un «Envolées, le retour»... Si je ne l'ai pas fait jusqu'ici, ce n'est pas très bon signe. Non, tu vois, plus la masse de textes augmente, moins elle devient exploitable, elle m'écrase rien que d'y penser, et c'est pourquoi ce grandiose projet d'écriture, au fond je n'y crois plus. Même si je fais toujours un peu semblant d'y croire, même si je le caresse encore en archivant ma collecte du jour, si je me dis qu'il y a là, disséminée dans les pages du monstre, la matière d'un livre qui pourrait ou qui aurait pu se faire, et de savoir qu'il existe là, dans les limbes, à l'état diffus, gazeux, oui, ça me fait rêver. Et puis tu sais quoi ? La raison plus profonde est ailleurs. Je te l'ai déjà dit, je l'ai même écrit, sûrement, je ne sais plus où : ces rêves sont des messages. Quelqu'un me les envoie, qui est en moi, qui est moi, forcément, et plus moi que moi. Ce moi-là, je l'ignore presque totalement et j'en suis fasciné. Je suis ravi de sa présence en moi — alors que toi je parie qu'elle te dérange. Je l'écoute avec passion, sans comprendre, et c'est pourquoi je me dois de tout précieusement noter, même ce qui semble insignifiant : c'est là, peut-être, que se cache l'essentiel. Je ne sais pas si le bonhomme est stupide avec son langage de bête ou d'homme des cavernes, ou s'il est malin, plus malin que moi avec son art de tout crypter en virtuose. Si c'est un fou irresponsable ou un sage conseiller, un seigneur dans sa tour ou un prisonnier dans sa geôle. S'il râle ou s'il pleure ou s'il se fout de moi. Il me parle, il répète en variant sans cesse, je dois l'agacer de pas comprendre. J'ai un peu peur de lui parfois, mais si ça se trouve, de son côté il a peur de moi, peur de mes journées, ce monde si éclairé, si quadrillé... Comme dit le proverbe, Jean a peur de la bête, la bête a peur de Jean... Alors il fait signe et il se cache...
— Mais enfin, tu n'as pas envie de les traduire, ses messages ?
— Décoder les rêves, les mettre à plat ? Les banaliser, les dépouiller de leur magie ? C'est leurs énigmes qui leur donnent ce côté sacré. À la fois merdique et superbe. Et puis surtout, savoir qui je suis ne m'intéresse pas plus que ça. Analyser les ruses et les astuces du type caché dans la cave, oui, à la rigueur, ce pourrait être marrant, mais ça m'ennuierait d'avoir à le faire moi-même. Ce n'est pas mon rôle.
— Tu voudrais que quelqu'un les traduise pour toi ?
— Quelqu'un, plonger dans mes eaux noires ? Tu rêves ! Quoique... Tu te souviens de Rosy ?
— Ah oui, Rosy.
— Nous étions très proches et pendant un temps je lui donnais mes rêves à lire. Je n'ai jamais autant rêvé qu'à l'époque, naturellement, histoire d'entretenir la petite flamme entre nous. Elle faisait parfois des commentaires, brillants, ma foi, elle me mettait les lunettes comme on dit, mais en même temps il me semblait qu'elle avait tendance à lire d'abord en moi ma relation avec elle, que ses remarques fort justes n'étaient pas les seules possibles, que l'interprétation des rêves est multiple et sans fin. C'était doux et délicieux de l'entendre, mais Rosy n'a eu qu'un temps...
— Cependant tu rêves beaucoup cette année, semble-t-il, même sans Rosy.
— C'est vrai, et je me demande toujours pourquoi on rêve si souvent à certaines périodes et si peu à d'autres. Non, ce n'est pas une question de bonheur ou de déprime, ni même d'intense activité intellectuelle ou d'apathie saisonnière. J'ai seulement l'impression, quand les rêves se multiplient, d'être pleinement vivant. Et en les notant, non, cher ami, je ne crois pas perdre mon temps. C'est un exercice d'écriture. Il y a tout un travail à faire sur les ellipses, la syntaxe, l'ordre des mots, la ponctuation, pour que le langage mime le rêve, son côté obscur et fuyant. Je fais mes gammes.
— Sur un clavier muet, pour toi seul. Dommage...
— Pour moi seul ? Pas tout à fait. Tu crois que je ne te vois pas me lire en douce ? Mes rêves t'intéressent plus que tu ne veux le reconnaître, Volkovitch.
— Bien vu, Michel. Au fond, tu n'es pas si con.
|
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°221 en mars 2022)