BEAU QUAND MÊME


Pendant je ne sais combien d'étés, j'ai passé des heures chaque jour à regarder le Tour de France. L'année où Fignon a survolé la course, j'étais aux anges. Assis devant ma télé, je pédalais si fort aux côtés du blond maillot jaune que j'en avais mal aux cuisses.

Plus tard, je me suis calmé. Les soupçons de dopage se multipliant, la compétition perdait son sens, et puis les Français ne gagnaient plus. Pendant un temps, j'ai même totalement cessé de suivre le Tour. Je dois avouer que j'ai un peu rechuté, depuis que le dopage s'est fait plus discret et que les coureurs Français relèvent la tête. Mon chauvinisme est consternant, mais s'encanailler un brin, ça repose des raideurs de la vertu. Allez Bardet, vas-y Barguil ! Je ne me plante plus jamais devant la téloche, ah ça non, mais je me connecte chaque soir quelques minutes sur Eurosport, comme un évêque se faufile au bordel. Le plaisir ? Plutôt décevant. Ce n'est plus comme dans le temps. Ces types casqués, lunettés, oreillettés ont des airs de guerriers de science-fiction, les petits gars d'autrefois sortis de leur campagne ont fait place à des intellos diplômés, et les courses, en général, avec leurs écarts étriqués, leurs maigres échappées rattrapées in extremis, ont troqué l'aventure et le panache contre le calcul, l'avarice et le riquiqui. Adieu folles chevauchées, adieu l'épopée. Je consulte comme avant le classement de l'étape, mais ce qui me fait rêver désormais, c'est moins les cadors que les autres coureurs, ceux des profondeurs du classement surtout, les inconnus, les traîne-misère, qui souffrent plus encore que les meilleurs sans doute, loin des feux de la gloire, comme moi naguère dans les marathons. Avec eux, ça redevient humain. Égrener leurs humbles noms, c'est comme lire le martyrologe.

Même chose pour le foot. Lorsque je tombe sur les images d'un grand match, je reste sidéré par la vitesse incroyable de ces gaillards, leur virtuosité surnaturelle. Ces enfants gâtés pourris de fric, ces tronches de connards sont des dieux. Les voir aligner les passes de magicien et les tirs miraculeux — avant de cracher sur la pelouse ou se rouler par terre en feignant la douleur, bande de pitres — est un spectacle addictif, dangereux, et je m'en écarte vite, aidé en cela par les plans de foule montrant les trognes hurlantes du public. Je ne peux supporter les supporters. Et de toutes façons, devant les merveilles qui se déploient sur le terrain, mon admiration reste froide. Alors que le dimanche matin, parfois, du côté de Vaucresson, de Vélizy ou des Bruyères de Sèvres, lorsque je passe en trottinant devant un terrain de banlieue où d'obscures équipes de vétérans jouent leur match, presque aussi poussifs que moi — on dirait un film au ralenti —, encouragés par quatre ou cinq personnes, j'ai soudain chaud au cœur, je suis pris de tendresse pour ces vieux frères, je voudrais m'arrêter, rester un peu à les regarder, comme les morts, dit-on, observent les vivants. Et puis, que faire, je passe.

Quant au rugby... Sur notre petit écran noir et blanc des années 60, du temps que Roger Couderc tenait le micro, j'ai vu des matches pleins de grandes cavalcades somptueuses, comme issues par magie de la voix exaltée du barde. Le souvenir a-t-il tout embelli ? Ce que j'aperçois fugitivement aujourd'hui, avant de zapper, quelle tristesse. C'est des batailles de chiffonniers, heurtées, hachées, moches, un sport de brutes pratiqué désormais par des brutes. Mais l'autre jour, sur Internet toujours, par hasard, quelques minutes à peine, je suis tombé sur un match de l'équipe de France féminine. Les plus beaux enchantements sont ceux qu'on n'a pas prévus. J'ai découvert un engagement physique fort, mais sans la violence grossière du mâle qui se laisse aller. Un jeu vif, frais, limpide, virevoltant, des passes inspirées, une charge de trois-quarts éclatante, un superbe essai au bout. On sentait le ballon tout joyeux. J'ai cru voir le rugby d'antan ressuscité. Un rêve. D'ailleurs, n'ai-je pas rêvé ? Je n'arrive pas à retrouver la vidéo.

Elles étaient belles, ces filles. Pas comme les minces lianes des magazines de mode. Belles différemment, et davantage peut-être. Plus humaines. J'aurais voulu les serrer sur mon cœur, au risque d'être étouffé. Que serait-ce qu'un monde sans les femmes ? Elles sont là pour notre salut.


Un superbe essai au bout
Belles différemment


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°168 en septembre 2017)