Les villes sont comme les gens. Elles peuvent nous inspirer un véritable amour. Thessalonique m'a séduit dès le premier regard, et malgré ce qu'elle m'a fait souffrir je me souviendrai toujours d'elle avec tendresse.
Athènes, je ne sais pas encore ce que j'en pense. À force de la parcourir en bus, en taxi, en métro, à pied surtout, de librairies en tavernes, de maisons amies en hôtels d'amour, de bonheurs en espoirs déçus, quelque chose a fini par se tisser entre nous, une connivence, un brin d'affection parfois, et pourtant je ne m'y sens pas chez moi, même dans les coins que je connais comme ma poche.
Un seul endroit là-bas m'inspire un curieux amour. Une tache verte au cœur de cette ville de béton gris. Un vaste jardin public, une oasis, un lieu où l'on respire. Le poumon d'un monstre au bord de l'étouffement.
Ce lieu est officiellement dédié à la Nation et à ses Défenseurs, comme l'indiquent le grand militaire à cheval en bronze qui monte la garde à l'entrée, puis Athéna plus loin, haut perchée, raide comme sa lance, puis l'allée où s'alignent les bustes des Héros de 1821. Deux chapelles veillent un peu plus haut, le goupillon et le sabre étant les deux mamelles de la Patrie.
Ce devait être grandiose, et c'est raté. On a donné à cet espace vert un nom belliqueux, triomphal, que les Athéniens n'utilisent guère ; pour eux et pour moi, il s'appelle simplement le Parc. Les héros de l'Indépendance, fantômes de marbre blanc, semblent se morfondre dans cette maison de retraite en plein air ; le socle géant du type à cheval est régulièrement couvert de graffiti peu orthodoxes ; les popes dans les deux chapelles ont beau s'égosiller le dimanche matin, le Parc, ce lieu païen, résiste à leurs exorcismes, et le dieu qu'on y honore n'est pas cette grande andouille d'Arès, mais Pan qui pelote Aphrodite.
Naïf que je suis, pendant longtemps je n'ai rien vu. C'était dans les années 80 et 90. Je ne venais au Parc, de fort loin parfois, que pour y courir. Je démarrais tôt le matin avant la chaleur, faisais le tour cinq ou six fois et repartais régénéré sans m'être arrêté un instant. Si j'étais passé à la nuit tombante, j'aurais compris plus vite. C'est Mènis Koumandarèas, dans son livre Séraphins et Chérubins, ce bijou, qui m'a ouvert les yeux. Comme quoi les livres, souvent, nous en apprennent davantage que la vie. Dans l'une des nouvelles du recueil, l'auteur, qui vécut tout près, écarte les buissons touffus du Parc et nous montre ce qui se passait derrière du temps de sa jeunesse. C'est un grouillement de faunes et de satyres, d'Adams et d'Èves adolescents qui se découvrent l'un l'autre avec stupeur et délices.
L'imagination enfiévrée de l'écrivain en rajoute à peine, j'en suis sûr, et ces durs-à-cuire de faunes lui ont sûrement survécu. N'est-il pas orgiaque, ce déchaînement végétal incongru au milieu de sa prison minérale ? La forme même du Parc, ce fouillis d'allées courbes, pied de nez aux bêtes avenues bien droites qui le bornent — loué soit celui qui le dessina ! —, n'est-il pas, en même temps qu'un hommage subliminal aux rondeurs merveilleuses des femmes, une incitation à quitter le droit chemin, à se perdre, n'est-ce pas là une porte ouverte à tous les égarements ?
Pendant des années je serai donc passé à côté sans rien comprendre, moi qui n'ai fréquenté ces lieux qu'aux heures innocentes, porté par l'ivresse légère du coureur, rêvant à ce que j'avais vécu la veille, à ce que je tenterais de vivre ce jour-là, à ces rencontres surtout, ces belles qui allaient peut-être se donner enfin — se prêter plutôt — en l'un de ces moments beaux comme la foudre. Jamais je ne suis entré dans cet Éden en tenant par la main l'une d'elles. L'amie grecque aux yeux étincelants avec qui j'ai couru là-bas une fois jadis, jamais je ne lui ai dit combien je la désirais.
Je n'ai pas mis les pieds dans le Parc depuis des années. Je passerai le voir un jour, à l'occasion, pourquoi pas ? On me dit qu'il est mal en point, qu'il n'y a plus d'argent pour l'entretenir, qu'il est envahi par une faune de mauvais anges toxicomanes, eh bien tant pis. Un peu de sordide et de sauvagerie ne dépare pas les lieux sacrés, et ce serait un contresens que de ranger au carré ce temple du désordre et du désir.
Mais est-ce bien nécessaire de me déplacer ? Il me suffit d'entendre le mot Parc en grec, pàrko, et j'y suis, je tourne et retourne dans ses allées comme on tourne dans sa tête une phrase qu'on va dire à une femme ou qu'on va écrire, et plus je tourne plus les buissons foisonnent, les arbres se multiplient, une vraie forêt vierge, et si mon cher Koumandarèas est mort à présent, j'entends moi aussi désormais, dans les fourrés, au passage, le hennissement du vieux Pan qui ne veut pas mourir.
Pan poursuivant la nymphe Syrinx. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°159 en décembre 2016)