Maurice Nadeau, Le roman français depuis la guerre, collection Idées/nrf. Un livre de poche publié en 1963, couverture marronnasse et papier jauni. Je l'ai acheté, c'est écrit dessus, en juin 1965, il y a tout juste un demi-siècle. Je n'avais pas dix-huit ans, je venais de passer le bac. Ce petit bouquin fut ma plus belle récompense. J'y ai découvert le Nouveau Roman au complet, Bataille et Blanchot, Klossowski et des Forêts, mais aussi des auteurs plus obscurs comme Jean Reverzy, Henri Calet et mon très cher André Dhôtel, présentés de façon simple, concise, attrayante — bref, pédagogique au meilleur sens du terme. Je le consulte moins aujourd'hui, ce livre précieux, mais j'aime le regarder, le tenir entre mes mains comme un talisman.
L'auteur, j'ai attendu vingt ans de plus avant de le rencontrer. Nadeau avait alors soixante-seize ans, trente-sept de plus que moi — une génération. À l'âge de la retraite il avait fondé sa revue, la Quinzaine, et ses propres éditions pour faire bon poids. Je lui ai soumis Les bâtisseurs de Georges Cheimonas, auteur grec d'avant-garde, comme on disait alors, si rude à la première lecture que je ne savais à quel saint éditeur le vouer. Nadeau l'a d'abord égaré sous une pile de manuscrits, puis m'a écrit qu'il le prenait, si ce n'était pas trop tard. Je suis allé le voir dans son bureau-capharnaüm de la rue du Temple. Il portait un jeans tenu par des bretelles et des mocassins pas mal du tout. Il m'a paru très imposant, mais sans la moindre arrogance.
Nous avons continué ensemble. De 1990 à 2007, neuf livres en tout. Cinq traductions de trois auteurs différents, qui ne l'ont guère enrichi, et quatre livres à moi, dont un qui a marché, à notre grande surprise. Je ne pensais pas être autre chose qu'un traducteur, c'est lui qui a vu en moi un écrivain. L'homme qui avait découvert l'immense Perec posait les yeux sur moi ! Ça donnait le vertige.
Il a été bien plus qu'un éditeur. Je l'admirais, je l'aimais. J'ai trouvé en lui tout ce qui me plaît tant chez les autres : la modestie, l'indépendance, le mépris de l'argent et des honneurs, l'amour de la belle ouvrage, l'humour. Je lui dois certains de mes grands bonheurs, et les gamelles que nous avons prises ensemble ont eu quelque chose de joyeux elles aussi — la fière euphorie du beautiful loser.
Nous nous sommes rencontrés souvent pendant toutes ces années. À la Quinzaine, mais aussi chez lui, chez sa fidèle collaboratrice Anne Sarraute, chez moi, au restaurant. Je suis passé le voir dans sa maison de Dordogne. Je l'ai accompagné dans son unique voyage en Grèce, à Delphes, sur l'Acropole. Chaque année, pendant l'été, je lui écrivais une lettre. Je lui donnais à lire certains textes trop intimes pour être montrés. Il ne répondait pas aux lettres, mais a regretté une ou deux fois, oralement, de ne pas pouvoir publier mes pages secrètes.
Les années 90 furent une décennie prodigieuse. Mes travaux lui inspiraient des éloges inespérés. J'étais un jeune prometteur, à cinquante ans. Puis le vent a tourné. Il m'a refusé un recueil de textes, pas le meilleur à vrai dire ; après la mort de mes parents, comme je lui apportais un livre de moi qu'il avait lu cinq ans plus tôt et voulu publier, les rôles se sont inversés : cette fois je voulais bien, lui non.
Les compliments antérieurs étaient-ils sincères, ou de pure politesse, sachant que je refuserais la publication ? Je ne le saurai jamais.
Il a refusé toutes mes propositions suivantes, sans fournir d'explications précises. Il avait beau rester gentil comme avant, je sentais qu'en profondeur quelque chose avait cassé. J'étais un carrosse redevenu citrouille. Un imposteur démasqué. Un vieux sur le déclin. Un enfant abandonné.
Je ne lui en ai pas voulu. Quand il a eu cent ans, notre association de traducteurs m'a demandé de parler de lui aux Assises d'Arles. J'ai pu ainsi le retrouver in extremis. Je suis retourné chez lui pour enregistrer l'entretien. Nous avons longuement discuté, y compris de nos vies personnelles, et de la mort aussi, qu'il ne craignait pas. Puis, aux Assises, devant une salle comble, faisant de lui un vibrant éloge, j'ai déclaré devant tout le monde ce que je n'avais encore jamais osé lui dire : que j'avais trouvé en lui un père.
Il y avait dans la salle une femme qui aurait pu prononcer l'éloge à ma place, étant si proche de Nadeau qu'elle a donné à son enfant le prénom du maître. À la mort de ce dernier, elle a écrit dans la Quinzaine — j'ai senti mes oreilles siffler — que pour elle, Nadeau n'avait pas été un père, mon dieu non ! Qu'elle n'était pas avec lui dans un rapport de hiérarchie, de soumission ! Ce qui m'a laissé rêveur. Nous n'avons pas, elle et moi, la même conception de la paternité. Un bon père, selon moi, n'est pas un autocrate, mais quelqu'un qui nous soutient sans nous étouffer, dont la présence discrète rassure et libère en même temps. Je me dis qu'après tout, me repousser doucement comme l'a fait Nadeau était sans doute une bonne façon de me pousser à grandir.
On se console comme on peut.
Sa mort à cent-deux ans m'a pris de court — un comble ! Je m'étais fait depuis longtemps tout un cinéma : la vieillesse l'immobilisait chez lui, ses yeux le lâchant il ne pouvait plus lire, je faisais partie des fidèles qui venaient régulièrement lui faire la lecture, je lui payais ainsi ma dette et cela m'était très doux. Mais non, il a travaillé jusqu'à son dernier souffle. Et c'est par la presse, il y a deux ans, que j'ai appris qu'une fois encore il m'avait laissé tomber.
Il est désormais pour moi une grande absence à quoi je ne m'habitue pas. Et une grande présence aussi, tout de même. Il m'accompagne. Il montre le chemin. Je l'ai imité à ma façon, à mon échelle, en ouvrant ma petite revue à moi (volkovitch.com), puis mes petites éditions du Miel des anges, et penser à lui me donne sans cesse du courage : de l'avoir vu centenaire, si actif, si vif, on se sent jeune encore à soixante-sept ans, on s'imagine avoir toujours devant soi un bel avenir.
Nadeau à Delphes, 1993. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°142 en juillet 2015)