FINS QUI N'EN FINISSENT PAS


La fin du film, autrefois, c'était le mot FIN, ou THE END, qui s'inscrivait sur l'image et tout s'effaçait vite fait ; le générique s'affichait brièvement au tout début, quelques noms sur une série de cartons, et l'histoire commençait.

Quand les choses ont-elle changé ? Aujourd'hui, si le protocole initial est resté à peu près le même, c'en est fini du mot FIN, remplacé par la liste de tous les participants au film dont les noms défilent par dizaines interminablement.

Curieux quand on y pense. Imaginons au théâtre le directeur, les machinistes, les habilleuses et le pompier de service venant saluer derrière les comédiens ; ou bien, aux dernières pages d'un livre, le nom du correcteur, de tout le personnel de la maison d'édition, grouillots et femmes de ménage compris, plus l'analyste de l'auteur, son coiffeur, les références de son ordi ou la marque de son stylo.

Curieux, mais tâchons de comprendre. On peut voir là un changement de regard du cinéma sur lui-même : jadis, ceux qui faisaient des films passaient pour de simples artisans ; aujourd'hui un film est une Œuvre d'art, dotée d'un Auteur ; un film se présentait comme un objet magique, censé se faire pratiquement tout seul ; désormais il ne cache plus ses coulisses, le travail complexe et collectif qui l'a fait naître ; on glisse un peu du rêve au réel, de l'illusion à une transparence apparente. En même temps, la société a évolué, on ne méprise pas moins les travailleurs mais on y met les formes, et tout le monde s'y retrouve : mettre un nom sur l'écran dispense, je suppose, de mieux payer son propriétaire.

Et le spectateur ? Y gagne-t-il ?

D'abord, il faudrait savoir lequel. Le générique final agit comme un révélateur : dès son apparition, la petite communauté jusque là soudée par l'émotion, ou du moins la fascination, éclate. On la voit scindée en deux grandes familles : ceux qui se lèvent quand se pointe le défilé pour quitter la salle au plus vite, et ceux qui restent jusqu'à la fin de la fin.

Ce sont eux — dont je fais partie — qui m'intéressent. Pourquoi donc restons-nous assis ? Pour lire tous ces noms ? Sûrement pas : ils passent avec un mélange de lenteur et de vitesse qui empêche d'en saisir plus d'un sur dix, et encore — un vrai supplice de Tantale ; je m'accroche tant que je peux, pas seulement aux acteurs, mais à l'assistante de la scripte, au troisième perchman, je me demande bien pourquoi — espoir de pêcher un nom familier, enfant d'amis ou ancien élève, ou simple amour des noms —, mais mes efforts m'épuisent et très vite je décroche, laissons filer, on se laisse emporter par le fleuve tranquille, on reprend des forces avant la fanfare qui ferme ici la marche — j'entends par là l'énumération des musiques entendues, toute une kyrielle, on ne s'en était pas rendu compte, mais ça va trop vite là encore, on n'attrape que des bribes. (Peut-être le tout est-il disponible, sans qu'on le sache, sur Internet ?)

Parmi ceux qui s'attardent ainsi, il y a le petit malin, qui au lieu de faire la queue à la sortie, reste assis le temps que ça se dégage, comme dans l'avion. Oui, mais cela n'empêche pas des motivations plus altruistes. On peut aussi attendre par politesse à l'égard du metteur en scène et de son équipe — de façon un peu absurde, les intéressés n'étant pas là pour s'en réjouir. Cette politesse permet du même coup d'afficher notre cinéphilie : en lisant tous ces noms on donne l'impression qu'on en connaît plein, ou du moins qu'on va les connaître, qu'on est un type sérieux qui fait les choses à fond, qui ne vient pas là seulement pour se divertir. Snobisme, si l'on veut, mais pas seulement : dans la décision d'aller jusqu'au bout, il y a en plus du reste une curiosité, peut-être même une espèce de foi : on croit que c'est fini mais on ne sait jamais, après les noms il y aura peut-être on ne sait quoi, quelques images en coda, pour la symétrie avec le début du film, les séquences d'avant générique étant désormais fréquentes jusqu'au poncif. J'attends le jour où un metteur en scène plus vicieux que les autres mettra tout au bout une courte scène qui changera le sens de tout le reste, ou qui sera simplement très belle, ou très drôle, clin d'œil aux derniers fidèles, cadeau mérité.

Mais cette avalanche de noms a surtout une fonction plus pragmatique. Après être allé très haut, très loin, très profond, il faut revenir sur terre, et ce long tapis déroulé nous y ramène en douceur. On nous offre ainsi quelques instants pour nous réadapter, calmer nos émotions, écraser une larme peut-être — cela m'arrive moins souvent désormais, mais je crains toujours autant d'être vu. Me voilà donc encore capable de m'émouvoir, je suis encore vivant, c'est bien, sortons de la salle et rentrons en nous-même. Cette lente procession sur l'écran, qui déclenche celle des spectateurs, c'est un peu comme une sortie de messe chez les cathos, portée par la musique elle aussi, dotée de la même vertu apaisante.

Alors pourquoi ce petit pincement qui me prend parfois, ce malaise infime au moment de l'atterrissage ? Un souvenir presque effacé. Le retour d'une peur ancienne. Oublié le film, mais je me souviens quelle personne c'était ce jour-là. Son air sombre tandis que nous nous levions, la véhémence des reproches une fois dehors dans la rue. Une violence d'autant plus douloureuse que ce film, je crois bien, m'avait profondément touché, que je m'attendais à partager ce bonheur.

Aujourd'hui le risque est pratiquement nul, les goûts de celle qui m'accompagne et les miens sont remarquablement accordés, les divergences éventuelles s'expriment avec mesure, et pourtant, parfois, pendant la projection, la silencieuse présence à mes côtés m'inquiète encore, et en quittant la salle, retardant l'instant d'échanger les premiers mots, craintivement, j'interroge du regard le visage voisin. Décidément il y a des choses qui n'en finissent pas de finir.





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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°89 en février 2011)