Aperçu L'art de péter, de Pierre-Thomas-Nicolas Hurtaut, éditions Payot, dans plusieurs librairies sérieuses, en pile près du comptoir. Pas osé l'acheter. Avec les bouquins de sexe, pourtant, je commence à m'assumer. Le pet, ultime tabou ?
Je me décide enfin dans une boutique où je ne suis pas connu. Il s'agit de la réédition d'un ouvrage ancien, de 1751 ; j'y apprends que le pet est causé «par le débordement d'une pituite attiédie, qu'une chaleur faible a atténuée et détachée sans la dissoudre», mais enfin, sur le plan scientifique c'est tout de même un peu court, et un peu long quant au reste : un auteur qui se bat les flancs, se répète, un humour au bord du foireux... Le meilleur de cette réédition, c'est la préface moderne d'Antoine de Baecque, élégamment distanciée. Elle montre la voie vers un autre discours, mieux accordé à son objet. Je m'étonne que le pet, si léger par nature, s'accompagne de plaisanteries si lourdes. Ne pourrait-on pas le prendre enfin au sérieux ? De grâce, un peu de respect !
Non que je réprouve l'hilarité qu'il suscite. Quoi de plus naturel que cette bonne humeur, qui souvent l'emporte sur nos réprobations : le pet est du côté de la jouissance. Une pression accumulée, refoulée s'échappe dans ce qui est avant tout un soupir de soulagement des entrailles, heureuses de n'être plus gonflées à en crever. Lorsque P.T. Hurtaut cite le cas d'une femme morte de n'avoir jamais lâché les gaz, je suis tout près de le croire. Pour vivre sain et longuement Il faut donner à son cul vent, dit le proverbe, et ce n'est pas seulement affaire de digestion : ceux qui ne pètent pas sont les coincés, les malheureux dont on suppose qu'ils contraignent aussi désirs, chagrins, rancœurs à fermenter en eux, au lieu de les dire et d'expulser ainsi toutes ces puanteurs de l'âme. J'aime cette expression, Pète un coup ! que mon amie Nadine lançait jadis à ceux qu'elle voyait trop préoccupés de quelque souci ou d'eux-mêmes — ceux qui pètent dans la soie ou pètent plus haut que leur cul. J'apprécie fort aussi le pet sur la toile cirée, apothéose du vif, du lisse, du glissant.
Avouons-le : nous adorons péter. Y a-t-il plaisir plus viscéral ? Un plaisir largement sonore. Souvent la vie en société nous impose le pet muet, cet hypocrite, ce pauvre infirme, mais dès que nous sommes seuls nous laissons claironner la fanfare. Ce bonheur-là nous ramène à l'enfance : pas besoin d'avoir lu Freud pour reconnaître dans tout péteur un bébé triomphant, tout fier de son vacarme, de cette voix grave sortant de lui, plus mâle que ses gazouillis de bouche. J'irais jusqu'à associer le pet à la naissance de la musique, à saluer en lui l'ancêtre des merveilleux tubas, hélicons et autres sarussophones, mais non : le pet est un matériau rebelle. Rares ceux qui savent contrôler sa durée, sa hauteur, son timbre — souvent la flûte vire à la trompette, et les grandes orgues à l'ocarina bouché. On peut l'arrêter, du moins le retarder, pas le produire au moment voulu. Son arrivée tient du miracle, c'est ce qui ajoute à l'euphorie qu'il apporte, ce qui le rend si précieux et le place, ô paradoxe, bien plus haut que son triste cousin le rot.
Je sais que le pet ne se limite pas au son, et que ses odeurs, non moins imprévisibles, lui causent grand tort. Elle devrait pourtant accroître son prestige, cette franchise brutale, cette volonté proprement pédagogique de révéler tous les trafics et les micmacs chimiques de nos intérieurs. Péter, c'est accepter son corps. C'est reconnaître l'animal en soi. Mais nous autres humains fuyons la vérité. Les chapelets de pets des chevaux qui trottent nous remplissent d'aise, mais le naturel simple et somptueux de Pégase nous est devenu inaccessible. Et le pet, cruellement, porte ma mélancolie à son comble en révélant notre égocentrisme, à savoir qu'une même odeur pue chez les autres, mais pas quand elle vient de chez nous.
Si le pet est un rude personnage, si nous ne savons pas bien l'écouter, il faudrait du moins tâcher de le faire parler à bon escient, comme le fit l'un de mes compagnons d'infortune à l'armée. Nous étions un groupe désastreux de profs sursitaires envoyés dans un centre d'entraînement commando, nous avions lamentablement foiré tous les exercices et le dernier soir un colonel vint tenir face à nos rangs au garde-à-vous un long discours qui faisait de nous des héros, une logorrhée dont le grotesque détonait même dans ces lieux. Lors d'un silence, la ganache reprenant son souffle avant sa péroraison, notre impatience collective éclata sous la forme d'un prout individuel, mais prolongé, tonitruant, réponse du côlon au colon, sublime leçon de concision — à supposer que les vieux militaires soient perméables aux propos des pédagogues...
Notre porte-parole, auteur de ce cri du cul comme il y a des cris du cœur, était notre homme d'église, un jeune dominicain, et je louai le ciel de ce que le goupillon se fût ainsi démarqué un instant du sabre, de façon toute officieuse et fugitive, il est vrai.
Ce jour-là, pour moi du moins, la leçon ne fut pas perdue : le pet est une seconde voix, qui supplée aux défaillances de la première, nous conférant du même coup le mystérieux prestige du ventriloque, mais passons, il faudrait un Victor Hugo pour se faire dignement l'écho de cette bouche d'ombre.
On peut donc péter avec à propos, distinction, talent, voire génie. La difficulté de l'entreprise ne fait qu'ajouter à sa grandeur. L'art consiste à trouver le bon moment. En amitié, le premier pet brise la glace, comme un passage du vous au tu. En amour, la présence de la femme aimée impose d'abord une certaine retenue, délicates délices, chacun se présentant à l'autre comme un pur esprit au prix d'efforts croissants et bientôt insoutenables, avant qu'un pet inaugural marque l'entrée dans une nouvelle époque : celle de l'accès au réel, du confort, de l'intimité confiante. On feint de s'indigner, on rit, quitte à se forcer un peu par gentillesse. Le jour où l'aimée ne rira plus...
Me voilà pétophile. J'ai trouvé dans cet acte infime et dédaigné un sujet à ma modeste mesure. Il faudrait maintenant lui donner une dimension philosophique, mais c'est au-dessus de mes forces. J'ai songé un instant à faire de cette page la plus juste conclusion qui soit à mon Journal infime, lequel n'a jamais fait que brasser du vent. Seulement voilà, je n'en aurai jamais fini, l'écrivaillerie ne veut pas me laisser en paix, ça gonfle à nouveau en moi, ça repart plein gaz.
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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°50 en novembre 2007)