BOUTS DU MONDE


Cette année, plusieurs voyages d'un jour, départ en train à l'aube, retour à la nuit. À vrai dire, ce n'est pas toujours un vrai voyage : pour animer une séance d'écriture à Aix-en-Provence, sur ce Paris-Lyon-Marseille archi-connu, le TGV n'est guère plus qu'une version longue du RER.

Mais Belfort, où je vais lire des poètes grecs... Belfort, que je ne connais pas plus que le chemin qui m'y emmène, c'est beaucoup plus loin que ne l'annonce la carte. Il faut prendre le train de Bâle, qui se faufile par des régions indécises dont on ignore jusqu'au nom, par des villes qui se réduisent au leur, Chaumont, Langres, Vesoul, avec des arrêts partout, Romilly-sur-Seine ! Culmont-Chalindrey ! Lure ! à travers champs, prairies, forêts, entre les douces collines d'une campagne basique, naïvement verte comme dans les bédés de l'enfance, tandis qu'au lieu de jouer les avions ce train-là prend son temps à l'ancienne, tel un ami qui vous ferait la lecture avec cérémonie, pesant chaque mot, soulignant le moindre détail dans une page aux beautés cachées.

Belfort à peine vue, stricte et pimpante comme une jeune épouse d'officier, paraît menue aux pieds du fort veillant sur elle, massif et redressé, redoutable, comme si plus loin commençait le désert des Tartares en personne.

Belfort fait un bout du monde convaincant, mais les plus mystérieux sont les plus proches. Quittant Paris ce matin le train a traversé la banlieue est, que j'avais explorée naguère patiemment, rue après rue, quinze ans de vadrouilles défilant à l'accéléré comme les images d'une vie, film achevé qu'on rembobine, et pour comble de bonheur cela s'est passé au petit matin comme alors, quand je courais — ou de grand matin, il faudrait dire les deux tant ce fouillis de banlieues, plus que jamais, m'est apparu à la fois intime et immense, précieux et dérisoire, dans une lumière fraîche qui n'était là que pour moi, personne dans les rues, les passagers du train plongés dans leur lecture ou somnolents, et moi qui sautais d'une fenêtre à l'autre, mon œil cherchant encore par habitude, au bout des rues, le trésor dont je n'ai jamais ramené que des bribes.

Au retour, la nuit, lente et légère, tombait pour la première fois sur ces contrées du matin. Reconnu au vol d'autres lieux minuscules, ce coin perdu de Champigny que je n'avais pas vu si proche d'une grande voie ferrée, au point que le train, tel un grand travelling à la grue, nous fait presque entrer dans les maisons. Juste avant la nuit, tandis qu'elles s'allumaient une à une comme des lucioles, sur les hauteurs de Neuilly-Plaisance un dernier éclat blanc, clin d'œil ou mouchoir qu'on agite, est parti de mon château d'eau — celui qui m'a montré la route, dicté un livre, aidé à grandir, et qui me fait signe encore sur sa faible colline, devenue pour moi Lourdes, Olympe et Fuji-Yama.


(Journal infime, 2001)


Le phare du bout du monde
Le phare du bout du monde.
(Photo Michel Lamoureux)


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°15 en novembre 2004)