TROIS NOMS, UN MARTYRE


Dans Séraphins et chérubins de Mènis Koumandarèas, un personnage est doté de trois noms. Officiellement, il s'appelle Aposterìtis, patronyme qualifié de désagréable par l'auteur puisqu'il signifie : celui qui frustre, qui dépossède. Les patients du docteur Aposterìtis, quand ils parlent de lui entre eux, préfèrent lui donner, par la grâce d'un seul changement de phonème, un nom plus poétique : Aposperìtis, l'étoile du soir (à savoir Vénus). Une servante plutôt fruste écorche à son tour ce nom, changé en Apospìtis : de bonne famille. Le plus beau, c'est que chacune des trois appellations a un rapport plus ou moins direct avec le personnage : son côté frustrant (il est distant, mystérieux), sa vie amoureuse (il a une liaison), son statut social (pour la servante, c'est un grand personnage).

En découvrant ce superbe gag à triple détente, le traducteur se dit :

1) qu'il ne peut pas ne pas tenter de le rendre ;

2) qu'il aura un mal de chien.

Inutile d'espérer tout reproduire tel quel, on s'en doute. Si l'on réduit le cahier des charges au minimum, il faudra tout de même : trouver un nom de famille à consonance grecque mais qui se prête à des jeux de mots en français ; qui soit plutôt long et compliqué, puisqu'il faudra le simplifier ; dont la forme originale ait un sens péjoratif, la première forme modifiée un sens laudatif et si possible poétique, tandis que la seconde sera plus brève et produira un effet comique.

Coup d'œil par acquit de conscience au Dictionnaire des synonymes de Bertaud du Chazaud en Quarto, mon meilleur outil, me doutant bien que vu la difficulté de la tâche, il ne fera pas de miracles. En effet : entre les termes évoquant la frustration, le rang social et les étoiles, aucune passerelle, aucune matière à jeu de mots.

Si je dois être sauvé, ce sera plutôt par le dictionnaire de rimes (j'ai celui de Warnant chez Larousse). Sachant que les noms de famille grecs se terminent par -is, -as ou -os (ou -oglou, mais là, aucune chance), c'est dans ce dico-là que j'ai une chance de trouver les mots qui riment avec eux.

Longues recherches. Quelques résultats pitoyables. La tentation d'abandonner m'effleure — ce qui est rare.

Je me ressaisis. Allons, courage ! Replions-nous en bon ordre. Abandonnons l'un des trois, la mort dans l'âme. Lequel ? Le premier bien sûr, en vertu de ce principe de base : garder le meilleur pour la fin. S'il faut abîmer le texte, autant que ce soit au début.

Commençons donc par trouver le troisième nom : faute d'avoir un synonyme du mot grec, trouvons simplement un nom marrant.

Dans mes listes de rimes, je ne trouve guère qu'Ananas. Va pour Ananas.

Le deuxième nom maintenant : dans l'absence de mots en -as, j'ai tout de même deux pistes de secours : l'assonance au lieu de la rime, le nom propre au lieu du nom commun.

Ce qui m'amène à Astyanax. D'accord, ce n'est pas l'une des stars de l'Iliade, il n'a aucun lien avec Aphrodite, mais c'est un beau nom bien sonore désignant un personnage sympathique et paré du prestige de l'Antiquité.

Pour le premier nom, le vrai nom de famille, rien qui convienne, tant pis. Je peux me contenter de fabriquer un nom bizarre et compliqué, aux sonorités rébarbatives : Astikanàkis.

Par delà le soulagement d'avoir sauvé les meubles, in extremis et laborieusement, je vois trop bien ce que j'ai perdu. Mon burlesque Ananas fera peut-être sourire, mais la déformation est ici moins vraisemblable, moins naturelle qu'en grec ; et surtout, j'ai fait disparaître un élément précieux. Il y a, dans la confusion de la servante, une allusion à la différence de rang social, qui est l'un des grands thèmes du livre : on y voit un enfant de la bourgeoisie confronté au monde de ses parents en même temps qu'aux gens du peuple et aux marginaux.

Bref, ce petit texte aurait plutôt sa place dans les COUPS DE LANGUE, en ce qu'il montre moins l'habileté d'un traducteur que celle d'un auteur...



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°89 en février 2011)